Vidéosurveillance : paradigme du techno-solutionnisme (2)

par Hubert Guillaud

Lisez la première partie de cet article

Les images ne visent pas tant à visualiser une infraction ou un délit sur le fait, qu’à prouver une présence de véhicule sur les lieux, qu’à pointer une incivilité… Même constat sur la plus grande ville (Marseille, même si elle n’est pas nommée explicitement) qu’étudie le sociologue. Là encore, on compte environ une demande d’image par caméra en moyenne sur l’année. En fait, elles sont déjà surtout utilisées pour la vidéoverbalisation plus que pour lutter contre la délinquance. Le taux d’élucidation grâce aux images est très faible. Et l’utilité des images aux enquêtes (une notion déclarative assez floue) est également très moyenne. Mucchielli estime le taux d’élucidation par vidéosurveillance à, « au mieux », 3,5% des réquisitions d’images !

 

Au final, Laurent Mucchielli pose clairement la question qui fâche : celle de l’intérêt de ces investissements au regard de leur coût financier et en comparaison avec d’autres investissements possibles pour développer la sécurité. Certes, pour la police, cette élucidation même minimale est toujours bonne à prendre. Reste qu’en terme d’efficacité, la vidéosurveillance semble surtout un exemple édifiant de gabegie. Elle n’est ni déterminante ni décisive. Elle est « utile » dans 1 à 2% du total des enquêtes en moyenne, « décisive » pour 0,5% des enquêtes pour infractions sur la voie publique ! Elle n’a pas d’impact sur le niveau global de délinquance sur la voie publique. « La vidéosurveillance n’est pas un outil majeur de lutte contre la délinquance », conclut-il dans son livre.

La vidéosurveillance : paradigme du techno-solutionnisme

En lisant le livre de Mucchielli, je me faisais la réflexion que la vidéosurveillance est certainement l’emblème du technosolutionnisme, proposant une réponse technologique à un problème de société. Et que, comme le dénoncent tous ceux qui pointent les limites des solutions purement technologiques, elle ne marche ABSOLUMENT PAS.

Mais les dénonciations de leur inefficacité n’ont servi à rien. L’opposition aux caméras de surveillance sur la voie publique est restée marginale : elle est demeurée l’oeuvre de groupuscules, certes actifs, mais sans moyens et sans relais. Le discours dominant, lui, a fait son oeuvre, s’est imposé dans toute sa simplicité. Le marketing et la technostructure proposant une solution technique à un problème social ont tout balayé. Même les collectifs plus structurés de consommateurs ou de citoyens contribuables, toujours à la chasse des dépenses publiques inconsidérées n’ont pas été très actifs sur le sujet, certainement mal à l’aise avec la question de la sécurité. La vidéosurveillance s’est développée sans faillir. Les contre-discours, même ceux construits de faits et de chiffres, qui démontraient le non-effet de la vidéosurveillance n’ont pas été entendus. La solution technique s’est imposée par-devers toute réalité, démultipliant les promesses à mesure qu’elle n’en tenait aucune. À croire que la promesse de la vidéosurveillance était une fake news avant les fake news : une dépense sacrificielle sur l’autel de l’irrationalité sécuritaire.

Le développement des caméras de surveillance sur la voie publique – que je me permets de qualifier à l’aune de ses résultats de surréaliste – montre combien la technique s’impose à nous toujours comme une solution et pointe le fait qu’il y a quelque chose que nous n’arrivons pas à prendre en compte dans la réalité technicienne. Comme me le confiait Laurent Mucchielli : « outre les enjeux industriels et politiques, il faut prendre en compte l’imaginaire des technologies dans nos sociétés modernes. Aujourd’hui, ce qui reste de croyance dans le progrès se situe tout entier dans la technologie. La technologie, c’est forcément bien en soi. » Nous demeurons enfermés dans une forme de crédulité vis-à-vis de la technologie que l’on pense par principe plus efficace que l’humain. « Mais d’où vient cette croyance que la caméra serait plus efficace que le policier sur le terrain ? », interroge le chercheur sans obtenir de réponse.

L’autre grande question qui naît à la lecture de ce livre est de comprendre pourquoi, à l’heure où la moindre dépense est sommée de démontrer son efficacité, la vidéosurveillance échappe à cette loi d’airain. Ici, souligne le sociologue, il faut rappeler que les questions de sécurité échappent souvent plus que les autres aux démarches évaluatives. La politisation des questions de sécurité en fait un enjeu sensible. Les questions de surveillance, de sécurité, leurs implications dans des enjeux de démagogie politique et régalienne, liés aux questions militaro-industrielles, expliquent pourquoi elles sont dispensées d’évaluation. Il souligne combien son essor ne se soumet pas à la raison ni aux réalités, mais se développe pour et par lui-même. Appuyée par un discours politique et marketing, simple, voire simpliste, la vidéosurveillance s’est imposée à la société, sans évaluation ni réelle concertation. À l’heure où pourtant toutes les actions publiques sont mesurées à l’aune de leur productivité, comment expliquer que la vidéosurveillance échappe à cette loi d’airain quand celle-ci s’abat jusqu’à ceux qui sont chargés de faire manger et de laver nos anciens dans les maisons de retraite ?

Vidéoverbalisation et vidéosurveillance intelligente : nouvelles promesses de productivité des caméras

Reste qu’on peut espérer que la question puisse demain se poser avec plus d’éléments d’évaluation à disposition et, en cela, le travail de Laurent Mucchielli est essentiel. Mais ce n’est pas si certain, tant les audits indépendants se révèlent rares… Tant finalement l’évitement de la question de l’évaluation des politiques de vidéosurveillance demeure tabou. Comme souvent, la nouvelle génération d’outils de vidéosurveillance se développe sur de nouvelles promesses, alors même que les promesses précédentes n’ont rien produit. Avec la vidéoverbalisation, la vidéosurveillance promet enfin la rentabilité. Avec la reconnaissance faciale et l’analyse automatique des images, elle promet une plus grande efficacité. Pourtant, il est probable que ces nouvelles promesses de productivité des caméras ne soient pas plus magiques que les précédentes.

Comme nous le confie le sociologue, « la mise à jour des promesses est un grand classique de la propagande des technologies ». Avec la vidéoverbalisation, il concède pourtant que les caméras pourraient se révéler plus efficaces qu’elles ne le sont aujourd’hui. « Les machines sont plus performantes quand elles doivent réaliser des tâches simples ». Et un opérateur peut ainsi produire du procès-verbal au kilomètre. Reste à savoir s’il est plus efficace que celui qui verbalise sur place. Surtout, cette nouvelle fonction est bien différente de la précédente et il n’est pas sûr qu’elle soit aussi bien acceptée que la vidéosurveillance. La loi de décembre 2016 a ouvert la question. Elle élargit la possibilité de vidéoverbaliser à toute infraction routière et pas seulement le stationnement. Mais ces infractions du quotidien promettent un détournement majeur des objectifs initiaux des caméras. Ce nouvel usage, même s’il est profitable aux recettes, paraîtra certainement beaucoup moins légitime aux populations et risque de faire monter la contestation. En tout cas, pour l’instant, ce nouvel enjeu ne s’affiche pas beaucoup dans le discours politique. Il faut dire que cet enjeu de répression sera beaucoup moins consensuel que la promesse de sécurité initiale.

 

Quant à la surveillance intelligente, expérimentée dans les aéroports depuis les années 2000, les études pointent surtout son inefficacité à prévenir le risque et le fait qu’elle renforce des pratiques de discrimination. En 2017, lors du carnaval de Notting Hill qui attire chaque année un million de personnes fin août à Londres, la police a déployé un système d’analyse des images afin d’identifier des personnes recherchées par la police. À 35 reprises, le programme a cru reconnaître une personne. Le programme s’est trompé 35 fois ! Outre les sérieux problèmes de libertés publiques que pose la surveillance intelligente, les biais de la détection automatisée et son taux d’erreur (qui, même faible, est démultiplié par le déploiement des caméras et la foule) risque surtout de générer plus de bruit que de signal, de dépense que d’efficacité.

Peut-on lutter contre la vidéosurveillance ?

Malgré ces constats, timidement énoncés depuis longtemps, la vidéosurveillance et le contrôle qu’elle instaure continuent d’être convoqués pour résoudre les tensions de la société. Dans le contexte de démagogie sécuritaire où nous sommes plongés, au final, on se sent bien dépourvu pour lutter contre cette gabegie d’argent public qui met à mal les libertés publiques sans avoir démontré son efficacité et qui n’améliore ni ne restaure le sentiment de sécurité ou le lien social. De plus en plus souvent convoquée pour lutter contre les incivilités (à l’exemple des annonces de Martin Hirsch patron de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (APHP)), les caméras produisent un contrôle improductif, enregistrent les tensions plus qu’elles ne les résolvent, criminalisent les incivilités plutôt que de les apaiser… Elles illustrent comment on produit de la réponse technologique à tout problème, sans que cette réponse technologique n’ait démontré son efficacité. On remplace les besoins par la mesure de leurs lacunes. La caméra est devenue la réponse rationnelle à l’irrationnel, alors qu’elle est une réponse irrationnelle au rationnel.

Comment expliquer aux gens que la vidéosurveillance ne marche pas quand on la leur a tant vendue ? Comment expliquer qu’elle n’est pas la réponse qu’ils attendaient ? Tout discours d’opposition à la vidéosurveillance semble toujours plus inaudible, même étayé de chiffres. Même en pointer les limites en termes d’utilité ou de performance semble n’être audible par personne, tant nous sommes sur des questions où le discours est disjoint des faits.

Les citoyens disposent de peu de moyens d’action face au rouleau compresseur de la vidéosurveillance. A présent, « la seule façon d’arrêter la vidéosurveillance est la limite budgétaire », pointe Laurent Mucchielli. C’est ce qui se produit déjà en Angleterre, où, la crise financière des collectivités et les coupes drastiques de budgets ont contraint des villes à faire des choix stricts, comme arrêter des systèmes ou ne plus en assurer la maintenance. Mais la vidéosurveillance est d’autant plus difficile à arrêter que la démagogie et le marketing ont conditionné l’opinion publique et fabriqué une revendication à la sécurité, où chacun estime avoir droit à sa caméra. C’est là un engrenage infernal dans lequel les élus sont de plus en plus piégés. Comment ré-élargir le champ de réponse sécuritaire, par la proximité, par la prévention, par la lutte sur d’autres terrains que la répression quand toutes les politiques publiques semblent s’être cristallisées sur une réponse unique ? Il y a là certainement un défi capital : montrer que d’autres politiques sont possibles et peut-être plus efficaces. Rouvrir le champ des politiques de sécurité et de prévention au-delà de la seule réponse qu’apportent les caméras et le contrôle.

Comment nous défaire du « terrorisme feutré » de la technologie

Reste une dernière question, qui s’adresse à nous tous en tant que société et à chacun en tant que citoyens, ainsi bien sûr qu’à la communauté de la technologie qui est l’angle sous lequel nous interrogeons le monde : où avons-nous failli ? Comment expliquer que nous acceptions l’évaluation de toutes les politiques publiques, comme le soin aux personnes âgées, et pas dans la sécurité ? Comment expliquer que notre réponse par la seule technologie produise finalement des résultats aussi pauvres, mais autant acceptés ? Comment expliquer que la technologie nous ramène si souvent, si pauvrement et si uniquement à des questions de surveillance et de contrôle ?

L’échec de la vidéosurveillance montre que nous devons poser un autre regard sur la technologie, que nous devons trouver des limites à notre fascination technique et à la volonté de contrôle qu’elle induit. Pourtant, nous n’y parvenons désespérément pas. Jacques Ellul, nous le disait déjà clairement dans Le Bluff technologique (1988). Il y dénonçait notamment le bluff de la productivité, mais aussi, rappelons-nous « le terrorisme feutré » de la technologie, c’est-à-dire notre fascination pour la réalisation de la technologie pour elle-même, son côté inéluctable, irrécusable, sans alternative. Il nous expliquait pourtant que la technologie ne pouvait être absoute. Qu’elle devait aussi apprendre à rendre des comptes de ses impacts sociaux, psychologiques, écologiques, politiques, économiques !

 

Nous voyons bien que la surveillance n’est pas une bonne réponse, mais nous ne savons pas pour autant nous en défaire et ce d’autant qu’elle est bien souvent intrinsèque au fait technologique. Au contraire, aux errements des technologies de contrôle, nous avons tendance à répondre par encore plus de technologies de contrôle. Le risque est de les rendre de moins en moins soutenables à mesure qu’elles ne se développent sous couvert d’une efficacité absente, en tout cas ni démontrée ni démontrable.

Le philosophe Michaël Foessel dans son petit livre, État de vigilance, critique de la banalité sécuritaire (2010) le disait autrement : la banalité sécuritaire résulte non seulement d’une désillusion à l’égard du libéralisme, mais d’un éloignement de la démocratie. Il soulignait que la technologie ne peut pas se cantonner à nier l’émancipation sociale, sous prétexte de contrôle et d’optimisation. La sécurité ne crée aucune confiance, au contraire, elle isole ceux qui s’en revendiquent. La sécurité ne peut pas être la seule finalité du politique et de l’économique. Elle ne peut pas non plus être la seule finalité de la technologie.
 
 
 



yogaesoteric


30 janvier 2020



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