Article 16 : Le loup dans la bergerie

L’article 16, dont on parle ces derniers temps, est habituellement présenté comme le moyen par lequel les pleins pouvoirs sont « accordés » au président de la République.

Et puisque cette procédure est inscrite dans la Constitution, les journalistes et les politologues la considèrent comme un simple aléa de la vie politique de notre pays qui, certes, mérite d’être commenté mais sans devoir alarmer le bon citoyen définitivement rassuré puisque, on le lui dit et on le lui répète, cette procédure est inscrite dans la Constitution. Tout devrait donc bien se passer.

On va voir que rien ne va dans les termes de cette présentation et qu’il s’agit objectivement d’un coup d’État légal et d’une Bérézina constitutionnelle.

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Bien que les mots « pleins pouvoirs » ne sont pas cités dans l’Art. 16 – il y est écrit : «….… le président de la République prend les mesures exigées par ces circonstances…….», et plus loin, il est question de « pouvoirs exceptionnels » – son interprétation objective et réaliste valide l’expression « pleins pouvoirs ».

La question qui vient automatiquement est : quelles sont les limites de ces pleins pouvoirs ?

Voyons d’abord le point d’entrée puis le point de sortie de cette « omnipotence », et enfin le périmètre de l’exercice.

S’autoriser soi-même à l’omnipotence

L’auto-proclamation en point d’entrée

Premier alinéa :

« Lorsque les institutions de la République, l’indépendance de la Nation, l’intégrité de son territoire ou l’exécution de ses engagements internationaux sont menacées d’une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu, le Président de la République prend les mesures exigées par ces circonstances, après consultation officielle du Premier ministre, des Présidents des Assemblées ainsi que du Conseil constitutionnel ».

Comme d’habitude, l’Art. 16 ne déroge pas au style rhétorique « enveloppant » d’un écrit constitutionnel. Sous prétexte de vouloir balayer tout le spectre des possibles, alors qu’il demanderait précision et rigueur, un point crucial de procédure constitutionnelle est noyé dans le flou technocratique.
Institutions de la République menacées, fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels interrompu. Nulle part dans des documents légaux ne sont définis ou circonscrits ces termes.

Passons.

Le point d’entrée, donc, consiste en une seule procédure :

Le président de la République « consulte ».

Qu’il consulte des sommités politiques, le Pape ou la Reine d’Angleterre, peu importe puisqu’il ne s’agit que d’une consultation. Seule contrainte : qu’il trouve à argumenter d’une menace suffisamment grave pour s’autoriser lui-même à l’omnipotence.

Ainsi, fort d’un prétexte pioché dans l’arsenal des circonstances précitées, le président n’est en aucun cas obligé d’obtenir l’accord de qui que ce soit.

En cela, l’Art. 16 est un Fait du Prince inscrit dans la Constitution, une disposition totalitaire résiduelle, héritée de l’ancien régime. On est loin de la pratique romaine, rappelée par certains commentateurs (pour rassurer ?), qui permettait aux Patriciens de faire appel à un Dictateur, sous les conditions strictes d’une mission clairement définie et d’un délai d’exercice bien circonscrit.

La grande différence entre la procédure de l’Art. 16. et l’avènement d’un Dictateur romain est que ledit Dictateur était sollicité par les Patriciens. Ce qui n’est absolument pas le cas dans la procédure de l’Art. 16. où on a affaire à une auto-proclamation.

Dernier rempart à l’irrésistible ascension !

« Il en informe la Nation par un message »

Sympa. La Démocratie en sort grandie.

Et la Constitution créa le Dictateur Républicain

Le point de sortie, ad libitum

Dernier alinéa :

« Après trente jours d’exercice des pouvoirs exceptionnels, le Conseil constitutionnel peut être saisi par le Président de l’Assemblée nationale, le Président du Sénat, soixante députés ou soixante sénateurs, aux fins d’examiner si les conditions énoncées au premier alinéa demeurent réunies. Il se prononce dans les délais les plus brefs par un avis public. Il procède de plein droit à cet examen et se prononce dans les mêmes conditions au terme de soixante jours d’exercice des pouvoirs exceptionnels et à tout moment au-delà de cette durée ».

Le verbe le plus saillant désignant la capacité d’action des édiles politiques est « se prononce ». Ils examinent, se prononcent, procèdent à nouveau à un examen, rendent un avis public….… Un jour ils sont consultés, un autre jour ils se prononcent. Il n’est pas dit si, entre temps, ils peuvent gesticuler. C’est un vaudeville pathétique entre bonnes gens respectables qui se payent de mots.

30 jours, 60 jours, à trois, à quinze ou à cent vingt notables politiques, tout ce qui sortira de leur conciliabule sera un avis par lequel ces gens se prononceront.

En voilà un contre-pouvoir ébouriffant.

On constate donc, en résumé, qu’autant l’entrée que la sortie de procédure sont à la main exclusive du président.

En d’autre terme, l’Art. 16 n’est ni plus ni moins l’inscription dans la Constitution d’un coup d’État légal. Dans les faits, l’Art. 16 prévoit une dictature autocratique légale au cœur d’un texte prétendument soucieux de son caractère démocratique. Et puisque tout est légal, on ne peut même pas parler de coup d’État.

Ainsi le dictateur « républicain » peut, en toute légalité et quoi qu’on en dise, garder ad libitum les pleins pouvoirs.

Au mépris du principe de la séparation des pouvoirs

L’exercice des pleins pouvoirs

3ème alinéa :

« Ces mesures doivent être inspirées par la volonté d’assurer aux pouvoirs publics constitutionnels, dans les moindres délais, les moyens d’accomplir leur mission. Le Conseil constitutionnel est consulté à leur sujet ».

« Ces mesures doivent être inspirées par la volonté….… » Pourquoi pas des ordonnances présidentielles paraphées à l’encre rose. On croirait lire les règles d’un jeu d’enfants : on aurait dit que je serais le héros, et que toi tu serais la princesse….…

Au-delà de la naïveté désarmante du propos et de l’absence totale de garantie, on voit, là encore, que le Conseil Constitutionnel est nanti d’une capacité d’interposition impressionnante !! : il est « consulté ». À ce stade, les conditions édictées dans ce jeu de rôles pathétique peuvent être lâches ou rigoureuses, aléatoires ou précises, il n’y a rien qui puisse entraver l’action du président plénipotentiaire.

Ce dernier reste juge, de bonne ou de mauvaise foi, de l’accomplissement de la mission.

Le Conseil constitutionnel, pour sa part, tente de présenter une analyse plus édulcorée sur son site : Quel pouvoir donne l’article 16 de la Constitution au président de la République ?

Mais ce qu’on y trouve ne désamorce pas vraiment le constat d’atonie avancée des contre-pouvoirs. Bien au contraire, le Conseil Constitutionnel en rajoute :
« Le Président de la République prend toutes les mesures exigées par les circonstances, le cas échéant, au mépris du principe de la séparation des pouvoirs. Il peut ainsi prendre des mesures qui relèvent normalement de la compétence du Parlement ou exercer le pouvoir réglementaire sans solliciter le contreseing du Premier ministre et des ministres ».

Jusque là rien n’était dit, ni dans l’Art. 16, ni par les commentateurs, au sujet du pouvoir judiciaire mais l’incise « au mépris du principe de la séparation des pouvoirs » invite à penser que le rempart judiciaire est aussi mis à bas.

Résumons. Le président dictateur détient le plein exercice du pouvoir exécutif, législatif, ET judiciaire. Il prend des « mesures » sans que ces dernières ne soient des lois (la belle affaire….…). Il signe des décrets et des ordonnances sans visa d’un gouvernement. Il a autorité sur la Force publique. Il est chef des Armées. Il dirige toutes les administrations dont Bercy. Il était à la tête des mesures fiscales impactant les citoyens et les entreprises. Il commande aux préfets et au parquet. Il peut agir sur l’ordre social en contraignant les syndicats, les chambres de commerce, d’industrie et d’agriculture….… Il peut décider de couvre-feux, décréter confinements et zones d’exclusion, etc.

On a vu ce que peuvent donner des états d’urgence. Il est donc légitime de s’inquiéter de ce qui adviendrait sous un régime de pleins pouvoirs.

Le dernier rivage ?

Les « pleins pouvoirs » consistent donc en l’accaparement par le président des pouvoirs exécutifs, législatifs ET judiciaires. Pourtant, il est précisé dans l’Art. 16 :
« Le Parlement se réunit de plein droit.
L’Assemblée nationale ne peut être dissoute pendant l’exercice des pouvoirs exceptionnels
».

Que faire de cette précision ? À la lecture de ces deux maigres lignes, on pourrait penser que les rédacteurs constituants ont été pris d’un ultime sursaut démocratique en faisant embarquer in extremis les députés et les sénateurs sur une arche refuge.

D’autre part, le Conseil constitutionnel évoque sur son site un « double contrôle » encadrant l’Art. 16. Que vaut vraiment ce double contrôle ?

Arrêtez-moi ou je fais un malheur !

Double contrôle

Les rédacteurs du Conseil constitutionnel, avant de conclure leur article, évoquent une ou deux aspérités qui pourraient amoindrir les pleins pouvoirs octroyés par l’Art. 16. Ils annoncent dans le chapitre IV de cet article un contrôle juridictionnel et un contrôle politique. En soi, c’est en quelque sorte une confirmation en creux de l’impression générale : Nulle part, au sein de l’Art. 16, il n’est question de contrôler ou d’encadrer de façon efficiente les pouvoirs exceptionnels abandonnés au président.

Notons enfin que, quel que soit le commentaire du Conseil constitutionnel, il ne s’agira que d’une interprétation extérieure au texte de la Constitution. Le site du Conseil constitutionnel n’est pas un lieu où on peut amender la Constitution ou ajouter des compétences qui n’y figurent pas. Les rédacteurs l’ont bien compris et c’est pourquoi se référer à d’autres articles de la Constitution. Art. 37 et Art. 68.

Contrôle juridictionnel ?

Citation de l’article :
« D’une part, la décision présidentielle de recourir à l’article 16 de la Constitution constitue un acte de gouvernement, c’est-à-dire un acte que le juge administratif ne contrôle pas. Les décisions présidentielles prises en application de l’article 16 de la Constitution peuvent être contrôlées par le juge administratif si elles sont intervenues dans le domaine du règlement figurant à l’article 37 de la Constitution ».

La perspective d’un contrôle juridictionnel fait donc une entrée tonitruante dans la discussion puisque l’alinéa commence par une déclaration d’incompétence à l’endroit du juge administratif (Conseil d’État) en matière de recours à l’Art. 16. On fait mieux en matière de contrôle.

S’ensuit une argutie juridique où le Conseil constitutionnel rappelle son « privilège » (inscrit dans l’Art. 37) de décider qu’un texte relève ou pas du domaine réglementaire pour qu’il puisse être ou pas renvoyé à décret avec ou sans le visa du Conseil d’État. Sans être grand clerc, il suffira au président de faire ce qu’il faut pour que soit qualifiée en « loi » (texte de forme législative pour reprendre les termes de l’Art. 37), une mesure qui relèverait habituellement du domaine réglementaire, et l’obstacle est contourné.

Enfin et surtout, pour que ce « contrôle » s’exerce, il faudrait que le juge administratif s’entiche de vouloir contrecarrer le plénipotentiaire….… à ses risques et périls.

Donc, exit le prétendu contrôle juridictionnel.

Contrôle politique ?

Citation de l’article :
« D’autre part, en vertu de l’article 68 de la Constitution, le chef de l’État pourrait être destitué par la Haute Cour en cas de manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat ».

Rappelons que l’Art. 68 dispose des conditions de destitution du président de la République à la majorité des deux tiers des membres composant l’assemblée concernée ou la Haute Cour. Voilà donc ce que permettent les deux petites lignes de l’Art. 16 se rapportant au maintien de la compétence de réunion du parlement : Légiférer dans le vide (suspendu au bon vouloir du président) ET déclencher l’Art. 68.

Ainsi le fameux contrôle politique retenu par les exégètes du Droit constitutionnel consiste en la mise en œuvre d’une bombe nucléaire….… Tout ou rien pour compenser l’absence de procédures capables de circonscrire les abus d’un plénipotentiaire. On fait plus raffiné en matière de contrôle politique….…

Exit donc le contrôle juridictionnel ET le contrôle politique. L’un inefficient et l’autre surdimensionné.

Bérézina constitutionnelle

Désinvolture et incurie

À scruter les recoins de la Constitution, on en vient ici (et trop souvent ailleurs) à s’interroger sur la sagacité de ses rédacteurs. Avaient-ils mesuré les conséquences de la mise en œuvre de l’Art. 16 ? Ne comptaient-ils que sur l’Art. 68 pour contrebalancer ses effets ? Pouvaient-ils ignorer l’absence de contrôle sur les pleins pouvoirs du président ? S’agit-il d’une erreur d’appréciation, d’un oubli malencontreux ou d’une volonté cachée ?

Quoi qu’il en soit leurs « héritiers » du Conseil constitutionnel ajoutent à la désinvolture passée, l’incurie et l’inanité de leur commentaires.

On l’a démontré, l’encadrement des pleins pouvoirs dans la Constitution est insuffisant, et même déficient. Et le fait que le Conseil en vienne à faire appel à une solution radicale (l’Art. 68) pour compenser cette déficience souligne, met en évidence, ladite déficience.

Alors oui, il n’est pas du ressort du Conseil constitutionnel de modifier le cadre constitutionnel. Pour autant, à partir de ses compétences, nonobstant celles d’autres notables politiques, sans oublier l’option référendaire, et au regard de telles évidences, il serait profitable et urgent que l’Art. 16 face l’objet d’une révision profonde.

Par exemple, là où en temps normal la barre des deux tiers est à atteindre pour destituer le président dans le cadre de l’Art. 68 (ce qui a sa rationalité), on pourrait envisager d’amender l’Art. 68 pour que cette barre soit ramenée à une majorité simple quand l’Art. 16 est en vigueur.

Créer et fixer les modalités de contrôle des pleins pouvoirs, concevoir leur gradation selon les circonstances, s’assurer de la maîtrise du « point d’entrée » et du « point de sortie » de la séquence, moduler la « sanction » en cas de conflit institutionnel entre le plénipotentiaire et la représentation nationale. Autant de lacunes à combler dans le texte Constitutionnel trop souvent approximatif.

L’Art. 16. : Une hérésie politique et philosophique

L’abandon du Droit

Alors que le simple citoyen, aussi éloigné qu’il puisse en être, sait que la politique est un univers impitoyable, les « juges » politiques semblent se satisfaire obstinément d’interprétations lénifiantes quand le mal menace. Comme si la duplicité n’existait pas. Comme si les conflits d’intérêts, les ambitions perverses ou l’éventuelle forfaiture n’existaient pas.

En politique, céder le pouvoir sans condition, sans garantie et sans contrôle doit être exclu. Il suffit d’un peu de bon sens, ou bien de revisiter n’importe quel ouvrage plus ou moins philosophique pour le savoir. C’est pourtant ce dont dispose l’Art. 16. Une hérésie politique et philosophique.

Sans s’étendre sur la Théorie du Droit, la République est un régime où la Force est en principe mise au service du Droit énoncé en principe par le Peuple. Pourtant l’Art. 16 accrédite, a minima, que le Droit soit dit par un seul homme et, au pire, que la Force supplante le Droit au bon gré du potentat.

Une fois le Droit et la Force placés entre les mains d’un seul, rien (à part l’éthique morale de ce dernier) n’empêche la Force de prendre le pas sur le Droit ; alors, il ne reste plus que le bon vouloir du Dictateur. En d’autres termes, il s’agit de l’abandon du Droit.

Sous l’Art. 16, les institutions seront à découvert, le Contrat social sera hypothéqué mais les « juges », gardiens de l’orthodoxie républicaine, persistent dans leur credo constitutionnel à nier l’évidence. Désavoués par les faits et désarmés, il n’auront plus qu’à prier pour que soit honoré le dernier lien auquel ils pourront s’accrocher : la confiance.

On ne parle plus, là, de politique, de contre-pouvoirs, de rapport de force ou d’influence, mais de croyance. Est-ce à cela que ressemble le logiciel mental des notables du Conseil Constitutionnel et de leurs frères de l’Église républicaine ? : la soumission en dernier ressort.

Charles de Gaulle

Il est vrai que De Gaulle avait joué, non sans esprit, de cette relation de confiance :

« Pourquoi voulez-vous qu’à 67 ans, je commence une carrière de dictateur ? » avait-il rassuré en 1958. Mais savent-ils que de Gaulle est mort ? Imaginent-ils que ses successeurs sont pourvus de la même grandeur d’âme et de la même dévotion patriotique ? Même à l’usage unique du Grand Charles, était-il raisonnable de valider l’Art. 16 ?

Si cette analyse critique de l’Art. 16 peut être appréhendée sans qu’il soit nécessaire d’avoir des connaissances juridiques particulières, comment des constitutionnalistes peuvent à ce point se laisser aller à un tel niveau de naïveté et ne pas être plus alarmistes ?

L’Art. 16 et le pompier pyromane

L’impétrant Dictateur

L’Art. 16 est pain béni pour tout impétrant Dictateur (nanti hypothétiquement de la toute petite once de la duplicité dont les juges constitutionnels ignorent obstinément jusqu’à l’éventuelle possibilité de l’existence)
La meilleure technique pour y parvenir est celle du pompier pyromane.

Puisque seules des circonstances graves peuvent lui procurer le sésame de l’Art. 16, il lui suffira de mettre le feu là où il l’estimera utile, et se proposera ensuite, la main sur le cœur, de sauver la République.

 

yogaesoteric
31 juillet 2024

 

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