Bernard-Henri Lévy  : « Ce qui m’a frappé, c’est notre incroyable docilité »


Covid, confinement, Hulot, Onfray, Macron… Bernard-Henri Lévy (BHL) dialogue avec Sébastien Le Fol à l’occasion de la sortie de son nouvel essai « Ce virus qui rend fou » et dresse un état des lieux alarmant de la France. Un entretien originellement paru dans Le Point.

– Vous percevez dans les actuelles « invitations au ressaisissement » un écho des « sermons de 1940 ». Ceux de Montherlant et de Morand, par exemple. Encore votre obsession de l’« idéologie française » !

– Ce n’est pas mon plus mauvais livre, vous savez ! Et mon concept, à l’époque, de pétainisme transcendantal fonctionne assez bien pour dire ce qui unit ces gens à droite et à gauche. En gros, l’évêque de Bayonne et François Ruffin…

– Quelles seront selon vous les séquelles politiques de cette pandémie ?

– Par exemple, la distanciation sociale. Si c’est juste une mesure sanitaire et que cette mesure est provisoire, OK. Mais imaginez que ça s’installe. Imaginez que, comme vient de le dire le petit père des peuples américains, le Dr Anthony Fauci, l’habitude de se serrer la main « ne revienne plus jamais ». Eh bien ce serait un beau signe de solidarité entre les hommes qui disparaîtrait. Ce serait un grand bond en arrière dans l’histoire de la fraternité humaine.

Une humanité masquée, c’est une humanité de la défiance, du soupçon et, un jour, de la haine.

– Portez-vous un masque ?

– Parfois. Le moins souvent possible. Et contraint et forcé. Vous connaissez la théorie d’Emmanuel Levinas. Le rapport à l’autre, l’éthique, ça commence par le face-à-face entre deux visages nus, à découvert et qui se découvrent l’un l’autre dans leur bouleversante fraternité. Une humanité masquée, je suis désolé, mais, d’abord c’est un oxymore, et ensuite c’est une humanité de la défiance, du soupçon et, un jour, de la haine.

– Quelle sera, selon vous, l’autre séquelle politique de cette pandémie ?

– Nos libertés. Je suis effaré de voir, là encore, avec quelle facilité nous avons accepté de voir ces libertés rognées. Le traçage des populations, visiblement accepté. Les labradors renifleurs, dressés à détecter l’« odeur » des porteurs de Covid, qui n’ont l’air de gêner personne. Et puis l’incroyable culot de ces contempteurs de la « gauche kérosène » qui, comme Thomas Piketty, semblent s’arroger le droit de décider quels commerces, ou quels voyages, sont ou non indispensables – et, là encore, pas grand monde pour les contredire.

– La sécurité est devenue la préoccupation première…

– Ma thèse est que nous assistons à un glissement de civilisation qui a tout d’un glissement de terrain. Depuis Rousseau, la République était fondée sur un contrat social. Aujourd’hui, sur fond d’hygiénisme devenu fou, nous sommes en train de passer au contrat vital (donne-moi tout ou partie de tes libertés, je te les échange contre une garantie de santé).

– Vous semblez reprocher aux Français d’avoir respecté les consignes gouvernementales…

– Je ne leur reproche rien. Et ils n’avaient, du reste, pas le choix. Ce qui m’inquiéterait, en revanche, ce serait la « douce accoutumance » à des mesures d’exception devenues la règle. Pour un philosophe, il y a dans tout ça un parfum de « servitude volontaire » façon La Boétie (le royaume de mes libertés contre l’élixir de la sécurité) et de « fin de l’Histoire » kojévienne (un monde lisse, purifié de sa négativité, naturalisé – un orwellien dirait « une ferme aux animaux »…).

– En vous lisant, certains diront : « BHL fait encore son donneur de leçons. Il voulait quoi ? 150.000 morts du Covid en France ? Les vieux décimés ? »

– Parlons-en, des « vieux » ! On les a laissés mourir, dans les Ehpad, de solitude et de chagrin. Et il n’y a pas eu, que je sache, de tollé quand le Dr Karine Lacombe a déclaré sur BFM qu’il y avait des personnes âgées qu’on choisissait de ne pas mettre sous respirateur…

Tsunami civilisationnel et mondial.

– Macron a-t-il bien géré cette crise ?

– Oui, plutôt. Mais je vous le répète : ce n’est pas ça le problème. C’est le tsunami civilisationnel et mondial auquel on a eu à faire face.

– Durant quelques semaines, on a tout de même eu l’impression que la France était dirigée par le Conseil scientifique…

– Ce rêve d’un « pouvoir médical », d’une « junte médicale », Michel Foucault l’a bien dit : il est vieux comme l’Occident moderne. Mais là, les « sachants » jouaient sur le velours. Le discrédit de la parole politique… La montée des populismes… Le désarroi des opinions… Le culte de l’expertise et de l’évaluation… Et, encore une fois, la « volonté de guérir » devenue le dernier mot de la « volonté de puissance ». Heureusement, les plus raisonnables des médecins ont mis le holà. Et la République a repris ses droits.

Les morts du Covid, comme du cancer ou du diabète, ne sont pas des martyrs de l’Histoire.

– Ce Conseil scientifique a lancé l’idée d’un mémorial pour les victimes du Covid. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

– Grotesque. Et, surtout, indécent. Il y a un mémorial de la Résistance. Un mémorial de la Shoah et un autre pour le génocide arménien. Les morts du Covid, comme du cancer ou du diabète, ne sont pas des martyrs de l’Histoire.

– Vous regrettez que le confinement n’ait pas donné lieu à un débat démocratique. Vous vouliez quoi ? Une session extraordinaire du Parlement ? Un référendum ?

– Je ne dis pas cela. En revanche, je pense à tout ce temps d’antenne consacré à des pythies tristes qui venaient égrener la litanie des morts ou orchestrer jusqu’à la nausée le ballet des hypothèses et souvent des ignorances. J’aurais aimé qu’on en consacre une portion à la dette de l’Afrique, aux émeutes de la faim que la mise à l’arrêt de la planète était en train de multiplier ou aux islamistes qui, au Kurdistan et ailleurs, reprenaient espoir.

– Que pensez-vous de Didier Raoult ?

– Voilà le type de débat idiot auquel cette période de folie a donné lieu.

– Les intellectuels ont-ils été à la hauteur de cette crise ?

– Ça dépend lesquels. Certainement pas ceux qui, comme Emmanuel Todd, ont appelé à mettre les responsables politiques en prison. Ou ceux qui, comme Bruno Latour, se sont juchés sur les épaules des morts pour nous vendre leur monde d’après.

Le Front populaire c’est Blum. Onfray, désormais, c’est Doriot.

– Que vous inspire le projet de Michel Onfray, « Front populaire » ?

– Ce détournement sémantique est odieux. Le Front populaire, c’est Blum. Onfray, désormais, c’est Doriot.

– Vous regrettez que le virus ait été l’unique sujet de ces trois derniers mois. Quel autre événement aurait dû retenir notre attention ?

– Tous. On a vécu – et on continue parfois de vivre – dans un monde parallèle où rien d’autre n’existait que des chiffres de contamination, des courbes qu’il fallait aplatir, des pics, des cloches, des modélisations mathématiques. Un novmonde en quelque sorte. Et adieu les damnés de la Terre ! Bye bye la misère du monde ! Je ne suis pas près d’oublier le jour où je suis rentré du Bangladesh et de ses camps de Rohingyas. C’était le moment où la France fermait ses frontières. Sur les réseaux sociaux (et, en fait, de plus en plus asociaux) j’étais devenu un mauvais citoyen, un pollueur de la planète, un criminel au CO2. C’est triste.


yogaesoteric
5 juillet 2020

Also available in: Română

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