Bertrand Russell vous propose sa dictature scientifique (source du Meilleur des mondes d’Huxley)

Bertrand Russell est le père de la logique moderne avec quelques autres et c’est aussi le père de la philosophie analytique (philosophie logiciste anglo-saxonne actuellement hégémonique). Il est généralement présenté comme un sympathique et génial grand-père, militant qui plus est au sein des organisations internationales pour la paix.

 

Mais peu de gens savent qu’il a aussi écrit un plaidoyer paradoxal pour un gouvernement mondial d’experts scientifiques, « oligarchiques », fondamentalement non démocratique, reposant sur la manipulation psychologique des masses. La perspective scientifique (The scientific outlook, disponible ici) se présente en trois volets : La connaissance scientifique, La technique scientifique et La société scientifique.

Les deux premières parties retracent les accomplissements de la science sur un mode très philosophie des Lumières, quant au progrès technique et scientifique, mais très « antilumière » sur le progrès moral de la population et l’émancipation (pour Russell, les masses sont congénitalement irrationnelles et doivent être gérées par le haut). Ainsi, la troisième partie, dystopie futurologique, ressemble à un cauchemar contre lequel il prétend… nous prévenir ?… Il y a comme un problème quand à ce que veut nous dire Russell, sur le statut de son énonciation, pour parler techniquement.

Voici comment Russell décrit sa « société scientifique » :

« La société scientifique sera aussi oligarchique sous le communisme ou le socialisme, que sous le capitalisme. […] L’égalité, comme la liberté, n’est, je le crains, rien d’autre qu’un rêve du XIXème siècle. »

(p. 233)

« Le gouvernement [futur gouvernement mondial unifié], étant une oligarchie, instillera soumission dans la grande majorité de la population, réservant l’initiative à ses propres membres. » (p. 241)

Tout cela, Russell ne l’approuve pas ouvertement, au contraire, mais le définit pourtant comme le seul futur possible (un peu comme Margaret Thatcher défendait sa politique avec ce mot d’ordre « There is no alternative. »).

La source du Meilleur des mondes, d’Huxley

En tout cas, le roman d’Aldous Huxley le Meilleur des Mondes (pdf en anglais ici) est complètement inspiré de l’essai de Bertrand Russell, évidence imparable à la suite de la lecture des deux ouvrages. Ce que décrit (prescrit ? déplore ?… les deux en même temps ?) ce grand-père logicien, c’est exactement ce que contient l’anticipation dystopique de Huxley. Dans la deuxième édition de La perspective scientifique, Russell explique d’ailleurs que le matériel présenté dans le livre est à présent mieux connu grâce au Meilleur des mondes de Huxley, qui montre selon les mots de Russell que ses « peurs sont plus qu’un fantasme individuel ».

Les socialistes fabiens

Pour mieux comprendre l’ambigüité de Russell, il faut dire un mot de son environnement intellectuel. Tout comme Aldous Huxley, il faisait partie de de la fameuse société des socialistes fabiens, qui annonce la couleur avec son emblème : un Loup déguisé en agneau!

 

Chez les fabiens, se retrouvait la fine fleur de l’intelligentsia (scientifiques, écrivains, philosophes) pour discuter du devenir du monde en transformation, avec pour souci principal de préserver le pouvoir de l’Angleterre dans le maelström du progrès. Ce qui les réunissait était un fort sentiment élitiste de classe (paradoxal pour des « socialistes ») tel qu’on le retrouvait dans la société victorienne. Ce socialisme élitiste est décrit par Orwell dans Le quai de Wigan Pier (Road to WiganPier ici en pdf). Paradoxalement, on retrouve chez les fabiens beaucoup des initiateurs de ce que Charles Degaulle appelait l’ordre atlantique (l’OTAN) : l’écrivain H.G. Wells, le géographe Harold Mackinder, et les politiques Alfred Milner ou Lord Balfour. Tout porte à croire que le parti totalitaire Engsoc (socialisme anglais) du roman dystopique d’Orwell fait référence aux fabiens, qu’il a fréquenté avant de les critiquer.

Quant à Huxley, il multiplie dans le Meilleur des mondes les clins d’oeil à Russell et ses amis fabiens. Dans The scientific outlook, Russell explique p. 221 que Hamlet et Othello seront interdites. Dans le roman d’Huxley, la grande littérature, comme Shakespeare, y est effectivement interdite à la masse, car jugée trop subversive, mais on y est autorisé à lire le dramaturge George Bernard Shaw, l’un des deux fondateurs de la Fabian society.

 

« Quand je frappe, je frappe fort », référence à l’action lente mais sûre dont se targuent les socialistes fabiens, pas révolutionnaires mais « gradualistes », avançant par petits pas discrets, plutôt que grands changements.


« Ça ou la guerre », Prémisse massue du dogmatisme technoscientifique/technocratique

Tout ce tableau dystopique malgré son horreur est nécessaire car il prévient les gens contre la guerre. (Et ce même si, on va le voir plus bas, il repose sur une définition circulaire et sophistique de la science) : Comment prescrire ce contre quoi on met en garde ? (Sophisme de Russell)

« Les avantages d’une organisation mondiale, afin de prévenir le gâchis de la compétition économique et le danger de la guerre, sont si énormes qu’ils deviennent une condition essentielle pour la survie des sociétés possédant la technique scientifique.

Cet argument est si évident en comparaison de toute autre, qu’il enlève presque toute pertinence à la question de savoir si la vie dans l’Etat mondial sera plus ou moins satisfaisante que celle d’aujourd’hui. » (p. 218-219)

Cette petite clause énoncée au détour d’un chapitre, oblitère par avance toutes les affirmations de Russell sur ses réserves sur la « société scientifique ». Les aspects les plus repoussants de l’Etat mondial scientifique collectiviste, que Russell semble critiquer, sont de toute façon préférables à l’alternative (la guerre). Son camarade fabien H.G. Wells, propagandiste professionnel pour le gouvernement anglais pendant la guerre, se fera plus explicite que Russell : pour lui, la guerre (en tant que réalité, non en tant qu’idée) a du bon si elle permet de faire avancer l’humanité vers le gouvernement global.

Le contrôle scientifique des masses

Russell a une fascination d’ordre quasi libidinal pour le pouvoir potentiel que recèlent les développements de la science en matière de contrôle subliminal des masses. S’il émet des critiques sur les excès possible du gouvernement scientifique, il en soutient toutes les démarches manipulatoires dont il précise les modalités avec un luxe de détail morbide. Cela le rapproche aussi d’Edward Bernays dont on a déjà parlé. Bien sûr, Russell est tout sauf un aufklärer universaliste, à la Rousseau ou Kant.

« On attendra de l’homme et de la femme ordinaire qu’ils soient dociles, industrieux ponctuels, irréfléchi et satisfaits. De ces qualité la satisfaction est la plus importante. Afin de la produire toutes les recherches en psychanalyse, en psychologie comportementale, en biochimie, seront mobilisées. » (p. 251)

La composante de satisfaction et de distraction, outre les drogues et propagandes dont il soutient l’utilisation, ramènent encore au Meilleur des mondes et son collectivisme psychédélique. Russell et Huxley proposent une dictature subliminale et anesthésiante, fonctionnant par flatterie et séduction, par l’esclavage du désir (soit le contraire du roman d’Orwell, 1984, qui ressemble plus aux dictatures violentes du XXème siècle).

Stérilisation massive, maternité artificielle et fin de la famille

Un point particulièrement saillant qu’on retrouve encore dans Le meilleur des mondes est la préoccupation démographique et la nécessité de l’eugénisme (au nom de la sacrosainte science… on est en 1928 et les élites politiques dans leur grande majorité sont eugénistes, les fabiens en premier lieu. D’où la nécessaire stérilisation massive et l’ectogenèse (gestation par utérus artificiel) qui doivent permettre la disparition de la famille (source d’attachements irrationnels) et une gestion directe des individus par l’Etat mondial « scientifique ». En page 261, Russell donne même le détail des pourcentages : seront autorisés à procréer « quelques 25% de femme et 5% d’homme et le reste de la population sera stérilisée ».

La société scientifique interdit la science (Re : Sophisme de Russell)

Dans la société « scientifique » de Russell (comme chez Huxley), le lavage de cerveau ne s’arrêtera pas aux masses non-éclairées. La caste supérieure des scientifiques technocrates subira un lavage de cerveau en bonne et due forme pour permettre à la société de fonctionner (le fonctionnement transparaît sans cesse dans l’esprit ingénieurial de Russell comme la valeur suprême, et c’est bien sûr désespérant pour un philosophe [mais les analytiques contesteront peut-être ce point]).

C’est dans l’assimilation du terme de science au fonctionnement que Russell se fait particulièrement paradoxal et certainement sophistique (qu’en dirait ThomasKuhn?, Feyerabend ? Popper ?).

Premièrement, la caste supérieure des ingénieurs ne sera pas autorisée à « mettre en question la valeur de la science », mais surtout, les scientifiques (ingénieurs ?) seront juste assez aventureux pour créer ce qui doit être fonctionnel. « L’atmosphère d’autorité et d’organisation sera extrêmement favorable à la recherche technique, mais en quelque sorte hostile à des innovations aussi subversives que, par exemple, celles que nous avons connues en physique durant ce dernier siècle. » (p. 247).

Russell explique donc littéralement ici que la société scientifique devra empêcher la science fondamentale, car celle-ci est trop dangereuse !!! Il précise même que le jeune scientifique trop innovateur sera découragé par tous les moyens et « aura oublié son idée quand il sera mûr et aura atteint un poste d’autorité » (p. 247) !

Culte du fonctionnement

 

La contradiction, sophistique, éclate au grand jour : la société scientifique amène à la fin de la science ! Russell aurait donc dû nommer la troisième section de son livre « La dictature ingénieuriale », plutôt que La société scientifique. D’ailleurs, quand il s’agit de donner une définition d’un « gouvernement scientifique », on trouve effectivement une définition ingénieuriale peu digne de l’exigeant logicien :

« Je définirai la société scientifique ainsi: […] plus grand est le nombre de résultat [que le gouvernement] peut à la fois souhaiter et atteindre est grand, plus il est scientifique. »

(The scientific outlook, p. 235)

Le gouvernement est scientifique dans la seule mesure où il parvient à « produire les résultats escomptés ». Encore une fois, cela tend plus vers un gouvernement ingénieurial que scientifique. A ce compte-là, les gouvernements de Hitler (avant 1943) et surtout de Staline, furent tout à fait scientifiques.

La destruction de l’Europe, suite à la première guerre mondiale, et la fin consécutive de sa prééminence font dire à Russell (p. 235) que ses gouvernements n’étaient pas scientifiques (bien sûr, Russell suggère ici le caractère pacifiant de l’Etat mondial « scientifique », qu’il ne cesse d’avancer ailleurs comme argument massif contre les vieilles nations « non scientifiques »). Seule exception, pourtant, le gouvernement serbe, car celui-ci parvient à la suite de la guerre à créer l’Etat yougoslave autour de la Serbie (certes après y avoir perdu un tiers de ses citoyens, mais ça Russell n’en parle pas).

La religion de la science pour en finir avec la science et le reste

Que de manipulation sémantiques et sophistiques ! Avec sa « société scientifique », Russell fait du mot « science » le synonyme de société fermée et d’asservissement par la technique ! Cette fétichisation du mot « science », pour en faire une justification politique et idéologique non discutable, rappelle la rhétorique des dictatures marxistes. Elle pose bien les bases de ce que ce qu’il nomme dans sa dystopie « […] une métaphysique officielle, qui sera jugée intellectuellement inutile [unimportant] mais politiquement sacrosainte ? » (p. 256)

Larmes de crocodile de Russell

Russell le déplore : la poésie sera éliminée dans ce cadre fonctionnel et fonctionnant. Ainsi, l’attachement à des valeurs comme « l’amour et la poésie sera fermement découragé dans la caste dirigeante ». (p. 254)

Mais toutes les précédentes assertions enthousiastes sur l’usage et l’efficacité des techniques de gestions sociales poussent à en douter. De même que la récurrence subliminale du raisonnement simpliste dont on parlait plus haut, qui se résume à l’alternative exclusive sans cesse réitérée : la société scientifique ou la guerre.

Et Russell a donc donné toutes les recettes nécessaires à la création de la dystopie, mais rien sur comment l’éviter, sinon que le système ne devrait pas oublier de rester humain.

« L’impulsion vers une construction scientifique est admirable quand elle n’empêche pas les grands élans qui donnent de la valeur à la vie humaine, mais quand elle se donne elle-même comme seul but, elle devient une forme de tyrannie cruelle. » (p. 259)

Conclusion et diagnostic

Comment Russell, brillant logicien, peut-il ignorer qu’il pose lui-même toutes les bases d’une dictature ? Qu’il le fait par sa définition sophistique de la science, la construction, par pétition de principe, de son rôle eschatologique pour l’humanité ? Que sa propre vision matérialiste de la société, faite de gestion par le haut et de manipulation y mène tout droit ? Et comment peut-il ignorer qu’il utilise son aura internationale et son autorité pour promouvoir – sophistiquement – ce futur sous forme d’injonction paradoxale ? Il ne le peut pas.

C’est un peu, mutatis mutandis, comme si Hitler avait écrit un Mein Kampf sur un ton peu enthousiaste, mais en y maintenant toute l’argumentation, l’idéologie et le prophétisme. Et avec un addendum disant que tout cela n’est pas souhaitable, mais que l’on ne voit pas trop comment l’éviter, sinon en essayant de garder un peu d’humanité.

yogaesoteric

13 octobre 2019



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