Comment les médias forment de jeunes meurtriers

 

Interview avec le Pr David Grossman, psychologue militaire et ancien lieutenant-colonel de l’Armée américaine

Co-auteur, avec Gloria DeGateano, du livre Stop Teaching our Kids to Kill (Arrêtez d’apprendre à nos enfants à tuer), paru en 1999, M. Grossman est actuellement l’un des experts cités par la partie civile dans un procès intenté contre d’importants producteurs de l’Académie militaire de West Point et de l’Université d’Arkansas, il dirige un centre de recherche sur le crime à Jonesboro, dans l’Arkansas, et conduit des séminaires de formation pour soldats, policiers et secouristes. Voici des extraits de l’interview qu’il a accordée le 4 mars dernier à Jeffrey Steinberg et Dennis Speed, del’Executive Intelligence Review.

Tout d’abord, lorsqu’on parle de corrélation entre la violence dans les médias et la criminalité chez les jeunes, il faut souligner qu’en ce qui concerne les jeux informatiques et vidéo, il s’agit avant tout d’impressions optiques. L’écrit ne peut pas être traité par les enfants de moins de huit ans, et encore, il est filtré par l’esprit rationnel. Quant à l’oral, il doit être travaillé dans le cerveau antérieur avant d’avoir un effet sur le centre émotionnel. Pour les impressions optiques, c’est différent : à l’âge de 18 mois, l’enfant est capable de percevoir et d’imiter ce qu’il voit. A cet âge, les images d’actes violents, que ce soit à la télévision, dans des films ou des jeux informatiques, opèrent directement sur le centre émotionnel.

Dans ce domaine, les recherches sont abondantes et nous les documentons à la fin de notre livre. Par exemple, une étude de l’UNESCO réalisée en 1998 note qu’il existe une culture mondiale de la violence, alimentée par les médias, et c’est surtout la violence des médias américains qui est exportée partout dans le monde, comme un roi colombien de la cocaïne exporte la mort et l’horreur avec sa drogue. (…) Bien sûr, les médias nient farouchement toute responsabilité. Comme les représentants de l’industrie du tabac qui, récemment encore, niaient en bloc tout lien entre tabac et cancer, ils mentent. Ils me rappellent aussi ceux qui remettent en cause l’Holocauste.

Apprendre à tuer

Quant à l’impact des jeux de tir, il faut savoir que tuer un être humain n’est pas naturel, cela doit s’apprendre. Nous avons une inhibition biologique à tuer un membre de notre espèce. Dans une étude sur la guerre de Sécession, Patty Griffith constate qu’avec les armes et la stratégie de l’époque, un régiment aurait pu tuer 500 à 1000 personnes par minute. Or, en réalité, seulement un à deux soldats tombaient chaque minute. Bien qu’étant prêts à mourir s’il le fallait, eux-mêmes n’arrivaient pas à tuer. C’est quelque chose qu’il faut acquérir.

Nous avons fait une expérience semblable pendant la Deuxième Guerre mondiale, la majorité de nos fantassins n’était pas capable de tuer. Ils avaient suivi un entraînement sur cibles, mais une fois sur le champ de bataille, où ils n’avaient pas de cible devant les yeux, ils n’avaient plus le réflexe de tirer. Nous avons alors développé des simulateurs plus sophistiqués. Au lieu de cibles-panneaux, nous avons d’abord utilisé des silhouettes humaines en carton, que l’on faisait apparaître à l’horizon. Aujourd’hui, nous disposons avant tout de simulateurs- il s’agit de tirer sur des images d’hommes se déplaçant sur l’écran. Dans la mesure du possible, nous essayons de reproduire la situation réelle du champ de bataille. Il y a un énorme fossé entre un citoyen sain d’esprit et celui capable de tuer un homme. Pour traverser ce fossé, il faut passer par une étape transitoire, intermédiaire, non seulement pour s’entraîner à effectuer les gestes, mais avant tout pour préparer et former l’attitude mentale qui doit les guider.

Nous disposons désormais d’appareils de ce type auxquels nous avons recours pour l’entraînement militaire. Ainsi, le Marine Corps a obtenu les droits sur le jeu informatique Doom qu’il utilise pour l’entraînement tactique. L’Armée, quant à elle, a choisi le Super-Nintendo. Vous connaissez certainement le vieux « tir au canard » qu’on trouvait dans les fêtes foraines. Nous y avons remplacé les fusils par un avion M-16 en plastique et au lieu de canards nageant sur l’eau, des silhouettes d’homme se déplacent sur l’écran. Il existe maintenant des milliers d’appareils de ce type qui sont utilisés dans le monde entier pour l’entraînement. Ils se sont avérés très efficaces.

Je maintiens que ce type d’entraînement est utile pour nos soldats et pour nos policiers, car si nous reconnaissons la nécessité de leur donner des armes, nous avons alors la responsabilité de leur fournir l’entraînement, mental et physique, pour les utiliser à bon escient. Evidemment, entre personnes de bonne volonté, les opinions sur ce sujet peuvent différer. Mais tout le monde sera d’accord pour dire que nos enfants ne doivent, en aucun cas, avoir accès à des appareils avec lesquels ils peuvent apprendre à tuer, c’est-à-dire à des simulateurs de meurtre. Si beaucoup répugnent à les mettre entre les mains de professionnels, ils seront d’autant plus horrifiés à l’idée que nos enfants puissent, sans surveillance, les utiliser.

Les jeux informatiques utilisés par les forces de l’ordre sont appelés « simulateurs d’entraînement aux armes à feu » (FATS en anglais). On y voit des hommes se déplacer sur un grand écran et si l’un d’entre eux commet un acte pour lequel, selon la loi, le policier est en droit de tirer, il peut le faire. Aux côtés de l’instructeur, l’officier de police se tient devant le simulateur, l’arme à la main. Lorsqu’il appuie sur la gâchette, la glissière s’actionne, il ressent le recul. S’il atteint la cible sur l’écran, elle tombe ; s’il la rate, c’est la cible qui lui tire dessus.

Rendez-vous maintenant dans une salle de jeux pour jouer à « la crise du temps ». Vous tenez un pistolet à la main, vous actionnez la gâchette et vous sentez le recul. Vous frappez la cible, qui tombe. Dans le cas contraire, c’est elle qui vous tue. Ce jeu est un simulateur de meurtre ; son seul et unique objectif est d’inculquer à l’enfant la capacité et la volonté de tuer. Il faut bien comprendre que les réflexes qu’on induit dans des situations de stress sont profondément assimilés et se manifesteront à l’occasion.

Jadis, lorsqu’on utilisait des revolvers, nos policiers allaient s’exercer sur le champ de tir avec six balles. Pour ne pas avoir à ramasser plus tard les douilles usagées, ils les mettaient dans la poche de leur chemise avant de recharger. C’est une chose impensable au cours d’une vraie fusillade – lorsqu’on a évidemment mieux à faire. Or qu’avons-nous constaté ? A la fin de fusillades réelles, certains policiers se retrouvaient la poche pleine de métal, sans pouvoir dire comment il y était parvenu ! Voilà les résultats de l’entraînement.

La sous-conscience

Lorsque les enfants pratiquent des jeux informatiques violents, ils s’exercent à tuer. Ils s’exercent inlassablement, pas deux fois par an comme certains professionnels, mais ils passent des soirées entières à tirer sur toute créature animée qui apparaît à l’écran, jusqu’à ce que cibles ou munitions soient épuisées.

Pour ce qui est des massacres de Pearl (Mississippi), de Paducah (Kentucky) ou de Jonesboro (Arkansas), il semble à peu près certain que les jeunes n’aient eu l’intention de tuer qu’une personne – par exemple une amie, ou, dans un cas, un enseignant, en tout cas quelqu’un qui les avait déçus. Mais une fois qu’ils ont commencé à tirer, ils ne pouvaient plus s’arrêter. Ils tiraient sur tout ce qui bougeait – tant qu’il leur restait des cibles ou des munitions…

Lors des interrogatoires, les policiers ont demandé aux jeunes : « D’accord, tu as tué la personne contre laquelle tu étais fâché. Mais pourquoi as-tu tiré sur tous les autres ? Certains étaient tes amis. » Et les enfants ne savaient pas pourquoi !

La culture de la violence

Quelques jours après la tuerie de Flint, dans le Michigan [commise par un garçon de six ans], il y a eu un incident à Washington. Ayant pris un fusil dans le haut d’une armoire et l’ayant chargé, un jeune est sorti dans la rue et a tiré deux balles sur un groupe d’enfants. Lorsque la police lui a demandé où il avait appris à charger et à utiliser cette arme – pensant que son père avait eu l’imprudence de le lui montrer – il a répondu en toute innocence : « Je l’ai appris à la télévision. »

Dans le cas du Michigan, le père de l’enfant, qui se trouvait en prison, a dit, en substance, au shérif : « Dès que j’ai entendu la nouvelle, mon sang s’est glacé parce que je savais que c’était mon garçon. Mon petit a toujours beaucoup aimé les films violents. »

Normalement les enfants de deux à six ans sont horrifiés par ce genre de violence et de froideur face à la cruauté. Mais si l’on y travaille vraiment, on peut faire les amener à l’aimer dès l’âge de six ans ! Et cela, c’est vraiment ignoble.

Pendant la Deuxième Guerre mondiale, les Japonais utilisaient un type classique de conditionnement. Pour leur faire accepter de commettre des atrocités, les soldats étaient amenés à éprouver du plaisir à la vue de personnes en train de souffrir ou de mourir. Ils étaient soumis à des méthodes de conditionnement pavloviennes. De jeunes soldats, qui n’avaient jamais participé à un combat, devaient assister à des massacres horribles, au carnage de prisonniers innocents – chinois, britanniques, américains. On les poussait à rire de la souffrance des autres, à y applaudir des deux mains. Puis, dans la soirée, on leur servait le meilleur repas qu’ils aient eu depuis des semaines, avec du saké et des filles. (…)

Une jeune fille de la Chatham School de Littleton (Colorado) m’a confié dans une lettre que lorsqu’il a été annoncé par haut-parleur que plusieurs élèves de l’école voisine (Columbine) avaient été tués, ses camarades ont applaudi ! D’après elle, les applaudissements étaient si forts qu’on pouvait même les entendre depuis le bureau administratif, à l’autre bout du couloir. On amène nos enfants à éprouver du plaisir devant la souffrance et la mort !

C’est exactement ce qui s’est passé avec ce petit de six ans devenu un assassin. Je parie tout ce que j’ai qu’il jouait à des jeux informatiques violents. Parce qu’il n’a tiré qu’une seule balle, atteignant directement la base du crâne de sa victime. Ce n’est pas facile du tout de viser avec précision, mais les jeux informatiques développent justement ce type d’habileté et dans beaucoup de jeux, on reçoit des points supplémentaires si l’on atteint la cible à la tête. Sa précision laisse penser qu’il était habitué à ces jeux. En outre, son père le laissait regarder des films violents à la télévision. Maintenant, nous récoltons ce que nous avons semé.

Un exemple type de cet entraînement nous est donné à Paducah, dans l’Etat du Kentucky. Un jeune de 14 ans a volé un pistolet chez un voisin. Auparavant, il n’avait jamais tiré au pistolet de sa vie. Dans la nuit précédant le massacre, il fit quelques essais avec l’enfant du voisin. Le lendemain, il a amené le pistolet à l’école et a tiré huit fois.

D’après les études du FBI sur le sujet, au cours d’une fusillade, un officier bien entraîné atteint en moyenne une cible pour cinq balles tirées. Dans le cas d’Amadou Diallo [un homme innocent abattu par la police de New York en 1999], sur les 41 coups de feu tirés à bout portant par les policiers, seulement 19 l’ont touché. Autre exemple : le fou qui a ouvert le feu dans une crèche juive de Los Angeles a atteint cinq enfants alors qu’il avait tiré 70 fois.

Et ce garçon de Paducah, combien de buts a-t-il marqués ? Huit balles, huit coups au but sur huit enfants différents – cinq d’entre eux en pleine tête, les trois autres au thorax. C’est un résultat époustouflant ! D’où lui vient une capacité aussi développée ? Selon les déclarations de témoins, il s’est campé solidement sur ses deux pieds, tenant le pistolet à deux mains, les bras allongés. Il n’a jamais pivoté à droite ni à gauche, il a simplement mis, méthodiquement, une balle dans chaque cible qui apparaissait dans son champ visuel, comme si c’était sur son écran.

Dans sa tête, il jouait à ce grotesque jeu vidéo ! Il n’est pas naturel de tirer une balle sur chaque cible. Le réflexe naturel consiste en effet à tirer sur la cible jusqu’à ce qu’elle tombe, avant de passer à la suivante. Mais dans les jeux vidéos, on vous apprend à tirer un seul coup par cible – avec un bonus si on frappe à la tête.

A propos de l’émission sur les Pokémon, au Japon, [pendant et après un dessin animé de Pokémon, plusieurs centaines d’enfants ont dû être hospitalisés d’urgence suite à des crises d’épilepsie], de nombreux experts se sont prononcés. Il en ressort que les producteurs utilisaient des fréquences de couleurs susceptibles de provoquer cet effet épileptique chez les enfants. L’industrie télévisuelle recherche intensivement de nouvelles fréquences, des couleurs exactes et l’intervalle optimal de succession des scènes ; elle consacre des milliards de dollars à cet effort. Pourquoi ? Pour mieux captiver les enfants. Les chaînes de télévision cherchent, par tous les moyens et avec tous les atouts de la science moderne, à augmenter le nombre de leurs téléspectateurs. Dans ce cas, la chaîne a vraiment exagéré et a dû faire marche arrière. Mais on assiste tous les jours à ce type d’agression.

Laissez-moi vous parler un peu de la télévision. Beaucoup de gens y sont vraiment accrochés. Les images qui défilent si rapidement font l’effet d’une drogue. L’effet est encore renforcé par la violence, surtout chez les enfants ; fascinés, ils n’arrivent plus à en détourner leur regard. Cela comporte aussi un aspect biologique lié à la survie. Il est en effet vital, du point de vue biologique, de savoir reconnaître la violence. (…)

Tout ce que j’ai dit jusqu’à présent est bien établi et traduit nos connaissances scientifiques actuelles. Maintenant, je voudrais aborder un aspect qui fait encore l’objet de recherches, même si les données disponibles indiquent un lien étroit entre la télévision et une certaine difficulté de concentration. Nous exposons nos enfants à cette succession d’images ultrarapide. Le constant changement d’écran agresse leur cerveau, comme un martèlement dans la tête. Par conséquent, l’enfant s’habitue à recevoir des données en images fugitives, sans jamais développer la capacité de se concentrer sur une période de temps plus longue. La télévision détruit cette faculté. Puis, lorsqu’il a six ans, on envoie l’enfant à l’école. Là, debout devant la classe, l’enseignante parle comme un disque qui tourne trop lentement : L-e v-e-r-b-e t-r-a-n-s-i-t-i-f e-s-t… Assis à sa place, l’enfant essaie désespérément de changer de chaîne ! Il devient fou d’impatience, il n’en peut plus. Quelle est la réponse « normale » des adultes à ce type de situation ? On prescrit des médicaments, sous prétexte que l’enfant souffre d’un trouble de l’attention, qu’il est trop agité pour se concentrer.

On peut comparer cette situation au sida. Le sida ne tue pas en tant que tel, mais rend la victime vulnérable à d’autres facteurs – pneumonie, grippe, etc. – qui peuvent lui être fatals parce que son système immunitaire est extrêmement affaibli. De la même manière, dans notre société, nous perdons notre immunité vis-à-vis de la violence.

Que peut-on faire ?

Beaucoup de gens sont contre le fait que les policiers et les soldats s’entraînent à tuer sur des simulateurs. Logiquement, ils devraient alors les interdire absolument aux enfants, car il est criminel de leur donner ces jeux.

Que peut-on faire ? L’éducation est très importante pour réfuter les mensonges d’une industrie irresponsable. Il y aussi la loi – dans le fond, il faudrait appliquer les règles en usage dans d’autres banches commerciales, où l’on utilise la mention « réservé aux adultes », par exemple dans le cas de l’alcool ou de la pornographie. Cela voudrait dire qu’un tel jeu peut être dangereux pour les enfants.

En dehors de l’éducation et de la législation, reste encore le recours à la justice. Actuellement, un procès a été intenté [par les familles des victimes] contre les producteurs de jeux vidéos à la suite du massacre de Paducah. C’est un moyen important, même s’il n’aboutit pas toujours. A New York, un guichet de métro a brûlé il y a quelque temps. Un groupe d’enfants avait versé de l’essence près de la porte, puis tracé à partir de là une ligne de gouttes menant un peu plus loin, avant d’y mettre le feu, brûlant grièvement l’agent qui s’y trouvait.

Ils imitaient ainsi le crime perpétré dans le film Money Train. La famille de la victime avait l’intention de porter plainte contre le producteur, puis soudainement on n’en a plus entendu parler. Que s’est-il passé ? Apparemment, ils ont trouvé un règlement à l’amiable. Les producteurs sont prêts à verser une importante somme d’argent à la famille de la victime (et à leur avocat) tant qu’ils garderont le silence. Partout aux Etats-Unis, ce type de litige est réglé en dehors de la justice.

Les responsables de ces jeux doivent être redevables de leurs effets sur nos enfants. C’est notre devoir de les obliger à répondre. Si l’on attrape un jeune de douze ans en possession de crack, qu’est-ce qui arrive ? On le lui confisque, bien sûr, mais on cherche surtout à savoir quel est son fournisseur et on remonte la filière. De même, il faut investiguer tous les liens existants entre la violence des médias et les crimes commis par des jeunes. Comme cela, on a de bonnes chances de surmonter ce problème.

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yogaesoteric

22 mai 2020

 

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