L’art de la transmutation

Alchimie… Le terme sonne comme l’étrange promesse de savoirs oubliés, de pouvoirs miraculeux et de secrets bien gardés. Mythe ou réalité ? Plongée au cœur d’un monde plus vaste qu’il n’y paraît.

« – Est-ce que tu as au moins une idée de ce qu’est réellement l’alchimie ?

– Euh… une vieille pratique médiévale qui essayait de démontrer qu’on peut transformer le plomb en or ?

– C’est un peu plus compliqué que ça… »

La scène se passe dans Le Mystère Fulcanelli, un polar signé Henri Lœvenbruck, mais elle pourrait correspondre à n’importe quelle discussion de comptoir. Alchimie : le mot à peine lancé, on pense grimoires, alambics, sociétés secrètes, mages en robe étoilée… « Rien de plus aisé, en apparence, que de définir l’alchimie comme l’art de la transmutation des métaux, cette pseudoscience du Moyen Âge », confirme Serge Hutin, docteur ès lettres et auteur de multiples écrits sur le sujet.

Alchimie… Un monde en soi, mystérieux, où le savoir se transmet de maître à disciple, au gré d’obscurs manuscrits, d’énigmes, de symboles, de jeux de mots et d’allégories. Un monde peuplé de sages autant que de charlatans, des gens bienveillants autant que de manipulateurs. « Mais si l’alchimie, durant toute la longue période où elle a été cultivée, n’avait été que simples tours de passe-passe destinés à duper les foules, elle n’aurait pas été étudiée par tant d’historiens et de savants modernes, à commencer par le chimiste Berthelot », rappelle Serge Hutin.

Il était une fois l’unité

L’alchimie, c’est d’abord une vision du monde : il était une fois l’unité, la conscience primordiale, la pure lumière, le grand mystère, inconnaissable et sans forme. Pour se manifester, ce principe se polarisa en deux énergies, l’une dite active, masculine, l’autre dite passive, féminine, qui se déclinèrent dans toute la création : le soleil et la lune, le feu et l’eau, le chaud et le froid, le sec et l’humide… Ou, dans le langage alchimique, le soufre et le mercure. « Ces appellations ne désignent pas les corps chimiques du même nom, mais représentent certaines qualités de la matière », précise Serge Hutin – la solidité pour le soufre, par exemple, et la malléabilité pour le mercure. Quant au sel, autre incontournable du vocabulaire alchimique, « c’est le moyen d’union entre le soufre et le mercure, comparé souvent au souffle vital qui relie l’âme et le corps », indique Serge Hutin. Dans cette approche, tous les éléments du vivant, au-delà de leur diversité de forme, sont l’émanation d’une même essence. L’homme, les plantes, les pierres, les métaux : tout est animé, porteur d’une parcelle de cette « âme du monde ». Le but de l’alchimiste n’est pas de transmuter le plomb en or, mais d’étudier la nature pour se rendre sensible à ses forces intimes et à ses rythmes, en comprendre les propriétés cachées, « saisir l’invisible derrière le visible », et trouver ainsi ce qui, au cœur de la matière, pourrait « rendre compte de toute chose ».

Étudier la nature pour se rendre sensible à ses forces intimes…

« L’alchimie n’a qu’un but : extraire la quintessence des choses, confirme l’auteur et formateur Patrick Burensteinas. Si je purifie suffisamment la matière, elle se fluidifie et devient cristalline. Si elle s’illumine, c’est que je suis en présence de la pierre philosophale », apte à recevoir l’Esprit universel, à en condenser l’énergie et à rectifier la structure chaotique d’un corps. La transmutation du plomb en or ne servirait alors qu’à vérifier son efficacité.

Dans le vocabulaire alchimique, pour décrire ce processus, on parle de Grand Œuvre. Simple challenge philosophique et technique, que de percer les secrets de la nature et de parvenir à les manipuler. L’ambition est altruiste, rétorquent les alchimistes : une fois la pierre trouvée, il s’agit de l’utiliser sur soi, puis sur l’humanité, pour la rectifier à son tour, la régénérer, la guérir de ses maux et la faire ainsi progresser vers un état supérieur. Certains parlent même d’accès à la vie éternelle… Mais là encore, comment faut-il le comprendre.

La voie de l’expérimentation

On va se pencher sur le travail de l’alchimiste. On s’imagine le voir entrant dans son laboratoire. De quoi a-t-il besoin. D’un four, d’un matériau à travailler et d’outils pour le transmuter. Et puis d’essais, de beaucoup d’essais. Distillation, sublimation, calcination… De beaucoup d’attention aussi, afin d’observer ce qu’il se passe dans la matière et d’ajuster son protocole. Lire, mais se méfier d’une approche purement théorique. Travailler, mais ne pas vouloir « l’or pour l’or », ne pas être de ces « souffleurs » qui cherchent empiriquement la pierre, sans se soucier de la philosophie qui la porte. Être un véritable « adepte », tel qu’ils se nomment entre eux, au service de la noble cause…

« La quête de l’alchimie est celle de l’immobilité », confirme Patrick Burensteinas. Le laboratoire est un autre espace-temps. Les préoccupations quotidiennes s’y floutent. À force de pratique, d’ascèse, d’engagement, comme dans tout art, quelque chose se révèle. « L’œuvre mystique et l’œuvre physique sont analogues et parallèles, commente Serge Hutin. Dans la vision alchimique, le macrocosme et le microcosme, c’est-à-dire la nature et l’homme, sont inséparablement liés. L’un est le reflet de l’autre, l’un reproduit ce qu’il se passe en l’autre. » Ainsi pourrait s’expliquer le mystère qui entoure l’alchimie, son symbolisme et ses codes hermétiques : loin d’être une simple histoire de recettes, elle serait un chemin initiatique, dont les étapes se révéleraient à l’adepte au fil de son évolution psychique. « Ces procédés sont destinés à forcer le travail, la recherche personnelle, l’introspection et la réflexion, valide Serge Hutin. Ils permettent de distinguer les gens qui veulent vraiment s’instruire, de ceux qui voudraient aller trop vite en besogne. » L’alchimiste n’agit pas sur la matière : il interagit avec elle. Plus il sera lui-même débarrassé de ses scories, plus il se sera émancipé de ses propres dualités et aura harmonisé ses énergies, et plus il sera à même d’attirer la lumière, en lui et dans la matière. Dans ces instants, soudain, le temps se suspend, un sentiment de libération, de plénitude et d’unité surgit. Telle est peut-être l’éternité promise : la magie du moment présent.

La magie du moment présent

« Par la mise en action d’une puissance spirituelle, l’alchimiste sublime des éléments matériels en éléments invisibles et matérialise des substances invisibles », résume Serge Hutin. Dans un double mouvement, il plonge dans la matière et élève son esprit. La pierre philosophale serait la cristallisation de cette sagesse, de cette part de divin qui se cache sous le chaos de notre être ordinaire, et qui a le pouvoir de nous faire entrer, ici-bas, « dans la félicité des bienheureux ».

Une saisissante modernité

Combien sont-ils aujourd’hui à se livrer à des expérimentations. Quelles sont leurs motivations. Quelqu’un a-t-il un jour vraiment réussi à transmuter du plomb en or Henri Lœvenbruck se souvient très bien du jardinier qui lui conseilla un livre de l’alchimiste Fulcanelli, alors qu’il avait à peine 20 ans. Employé municipal le jour, adepte la nuit… S’il faut parfois longtemps pour entrevoir « le parfum de la vérité », si ce milieu (comme tout autre) doit se méfier de l’entre-soi et de l’autosatisfaction, l’alchimie surprend par sa modernité : à l’heure où il devient urgent de reconsidérer la nature comme un système vivant, et non comme une simple mécanique, à l’heure aussi où la physique quantique pointe combien le cœur de la matière est intangible et souligne l’influence qu’exerce l’observateur sur elle, on peut se demander si les alchimistes ne cherchaient pas dans la bonne direction. « Unité de la matière » et « transmutations provoquées » ne sont-elles pas deux expressions courantes dans le domaine de la radioactivité et de l’énergie atomique.

Face à l’élan des sociétés vers tout ce qui peut, de la méditation aux chemins de Compostelle, donner accès à une mystique directe, passant par le corps et les sens, on se dit également que l’alchimie est une voie à revaloriser, d’autant qu’elle s’inscrit dans une tradition occidentale : on est une civilisation du faire, de l’analyse, de la maîtrise. On a besoin de preuves, de supports extérieurs. L’alchimie s’inscrit dans cette démarche. Par-là, elle est aussi une formidable tentative de synthèse et de réconciliation entre le matériel et le spirituel, la science et la métaphysique. Pour le salut général, pour celui de la Terre, il est temps de réenchanter son rapport au monde. On doit ne chercher pas la spiritualité en dehors de la matière – ni de soi-même. On doit l’expérimenter, l’observer, l’être pleinement présents, afin de percevoir les forces invisibles qui l’habitent, reprendre conscience de sa magie, injecter un supplément d’âme dans les interactions et renouer le lien subtil, divin, qui unit soi-même à elle.



yogaesoteric

22 février 2019 

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