L’assassinat de Kennedy et le destin trahi de l’Amérique : analyse critique du documentaire de Oliver Stone et James DiEugenio (1)

par Laurent Guyénot

J’ai visionné le documentaire d’Oliver Stone sur l’assassinat de JFK, la version courte, JFK Revisited : Through the Looking Glass (ici en libre accès avec sous-titres français), et la version longue en quatre épisodes, JFK: Destiny Betrayed. Bien que les parties techniques (les balles, l’autopsie, Oswald et la CIA, etc.) sont intéressantes, je me concentrerai exclusivement sur la théorie concernant les principaux coupables et leur mobile. Et j’explorerai plus largement le travail de James DiEugenio, qui a écrit le film – et a probablement interviewé les différents contributeurs, bien que la mise-en-scène donne l’illusion que ce soit Stone qui le fasse.

James DiEugenio a enquêté sur la présidence de Kennedy et l’assassinat de Kennedy depuis l’époque de l’Assassination Records Review Board (ARRB), qui était en grande partie motivé par le succès du film d’Oliver Stone sorti en 1991, JFK, avec Kevin Costner dans le rôle du juge Jim Garrison. Son premier livre est Destiny Betrayed: JFK, Cuba, and the Garrison Case (1992, nouvellement édité en 2012). En 1993, il fonde Citizens for Truth about the Kennedy Assassination (CTKA) et coédite Probe Magazine, désormais remplacé par le site Web KennedysandKing.com.

En 1997, DiEugenio a publié un long article en deux parties très remarqué, « the Posthumous Assassination of JFK » ( « L’assassinat posthume de JFK »). C’est toujours une lecture essentielle pour quiconque est intrigué par le flux incessant de rumeurs sur les relations mafieuses des Kennedy, leur vie sexuelle débridée, leur meurtre de Marilyn Monroe ou bien d’autres éléments de la légende noire des Kennedy. Ces histoires sont si répandues, répétées dans de livre en livre et relayées par la grande presse, que des millions de personnes les supposent documentées. Écrivant à l’occasion de la sortie de The Dark Side of Camelot de Seymour Hersh, DiEugenio dénonce leur caractère factice et leur véritable motivation : l’obsession d’« étouffer tout héritage qui pourrait persister », car « l’assassinat est futile si les idées d’un homme survivent à travers d’autres. » Ce flot ininterrompu de diffamation a commencé dans les années 70, en contre-feu de la première commission d’enquête rouvrant le dossier de l’assassinat (le House Select Committee on Assassinations, ou HSCA), et s’est intensifié dans les années 1990 après l’Assassination Records Review Board. Il ne s’est jamais tari.

La diffamation n’est qu’une partie de la propagande déchaînée contre l’héritage Kennedy. Une autre partie a consisté à déformer le bilan historique de la présidence de John Kennedy, et en particulier les innovations radicales mais éphémères de sa politique étrangère. Sur ce point, DiEugenio a fourni une perspective bien informée. Diplômé en histoire américaine contemporaine, il est probablement le meilleur historien sur les Kennedy parmi les critiques de la Commission Warren. Selon lui, il y a eu, en plus du mensonge sur la mort de Kennedy, un « mensonge sur la politique étrangère de Kennedy[1] », de sorte que même les sceptiques de la thèse officielle sur sa mort ignorent l’étendue des changements qu’il a introduit en politique étrangère par rapport à ses prédécesseurs. Son refus d’envahir Cuba est connu depuis toujours, et son refus d’envoyer des troupes au Vietnam l’est depuis quelques décennies. Mais, explique DiEugenio « en se focalisant sur le Vietnam et Cuba, au détriment de tout le reste, nous avons raté le tableau d’ensemble[2] ». Le tableau d’ensemble présenté par DiEugenio inclut le Congo, l’Indonésie, le Laos et le Moyen-Orient.

La « Stratégie de la Paix » de Kennedy

Bien qu’il fasse l’éloge du livre désormais classique de James Douglass, JFK and the Unspeakable (JFK et l’Indicible, éditions Demi-Lune, 2013), DiEugenio rejette sa représentation mythique de JFK comme Cold Warrior converti au pacifisme lors de la crise des missiles cubains de 1962[3]. Kennedy n’a jamais été un Cold Warrior. Son recueil de textes publié en 1960 sous le titre The Stratégie of Peace (Stratégie de la Paix, Calmann-Lévy, 1961) pour sa campagne présidentielle le prouve.

DiEugenio fait remonter les idées générales de Kennedy sur la politique étrangère à 1951, lorsque Kennedy fit une tournée au Moyen-Orient et en Asie pour s’informer par lui-même. Sa rencontre à Saïgon avec Edmund Gullion, qu’il fit entrer plus tard dans son cabinet, l’avait convaincu que l’envoi de troupes américaines en Indochine serait une grave erreur[4]. Il ne changerait jamais d’avis sur cette question[5].

En 1957, Kennedy formulait une politique étrangère radicale – selon les critères américains – pour le monde arabe, qu’il a définie dans un discours au Sénat dénonçant l’occupation coloniale française de l’Algérie, qui suscita des centaines de commentaires dans la presse, essentiellement négatifs. Il se signalait comme un soutien ferme du nationalisme laïc arabe et même du pan-arabisme de Nasser[6].

Contrairement à ses prédécesseurs Truman et Eisenhower, et à contre-courant de la doctrine qui prévalait à la CIA, au Pentagone et au Département d’État, Kennedy accueillait favorablement un monde multipolaire, seul moyen, selon lui, de dépasser la dangereuse bipolarisation de la guerre froide. S’il avait réussi, il aurait transformé les États-Unis en quelque chose de totalement différent de ce qu’ils commençaient à devenir depuis la Seconde Guerre mondiale, et qu’ils sont pleinement devenus depuis sa mort : un tyran craint mais détesté dans le monde entier. Dans « Deconstructing JFK: A Coup d’État over Foreign Policy? » DiEugenio fait remarquer que :
« Les discours, la correspondance et les réunions de haut niveau de Kennedy avec des dirigeants émergents du tiers-monde révèlent son antipathie croissante pour le colonialisme, son rejet de l’impérialisme, sa tolérance pour le mouvement des non-alignés – contrastant nettement avec son prédécesseur – et la promotion de dirigeants nationalistes, à condition qu’ils se montrent ” responsables ” dans leur modération[7]. »

Le premier revirement de politique étrangère que Kennedy a fait une fois au pouvoir concernait le Congo. Patrice Lumumba, premier dirigeant démocratiquement élu du Congo, a été assassiné trois jours avant l’investiture de Kennedy, victime d’un coup d’État soutenu par la CIA. Le cliché pris par Jacques Lowe au moment où JFK apprend la nouvelle de la mort de Lumumba le 13 février est, pour DiEugenio, l’image qui symbolise le mieux l’engagement personnel de Kennedy en faveur de l’indépendance nationale des pays du tiers-monde, et sa détestation de la pratique criminelle de changement de régime et d’assassinat politique de la CIA. Après que le secrétaire général de l’ONU, Dag Hammarksjold soit mort à son tour (probablement assassiné), Kennedy a poursuivi sa campagne pour un Congo libre et indépendant. Lyndon Johnson sabotera cette première tentative de démocratie en Afrique post-coloniale en soutenant Josef Mobutu, un dictateur corrompu qui mettra son pays au service d’intérêts étrangers.

Kennedy rejetait la mentalité « avec nous ou contre nous » de l’establishment de la politique étrangère américaine, et il le démontra encore par son soutien au leader nationaliste indonésien Sukarno, cofondateur du Mouvement des non-alignés. En 1958, Eisenhower avait autorisé la tentative de la CIA de renverser Sukarno, mais lorsque Kennedy prit ses fonctions, il inversa cette politique et aida Sukarno à stabiliser son pays. Moins d’un an après la mort de Kennedy, la CIA planifiait à nouveau une opération secrète contre Sukarno, conduisant au meurtre d’au moins

500.000 personnes soupçonnées de sympathie communiste. Sukarno fut placé en résidence surveillée et le général Soeharto, soutenu par la CIA, régna pendant trois décennies, transformant son peuple en travailleurs à bas salaire pour des entreprises étrangères[8].

Et puis, bien sûr, il y a Cuba et le Vietnam. L’histoire de la résistance de Kennedy aux pressions du Pentagone et de la CIA en faveur d’une confrontation et d’une escalade militaires dans ces pays a été racontée à maintes reprises – le plus éloquemment par James Douglass – , de sorte que je n’ai pas besoin d’y revenir. Les auteurs de l’école dominante de la recherche sur l’assassinat de JFK – et cela inclut ceux interrogés dans le documentaire de Stone et DiEugenio – supposent que Cuba et le Vietnam sont, dans cet ordre, les raisons les plus importantes pour lesquelles Kennedy a été tué. DiEugenio est d’accord, mais apporte un plus large éventail de motifs.

Le Moyen-Orient

DiEugenio rappelle dans « Nasser, Kennedy, the Middle East, and Israel (kennedysandking.com) » que, si la politique de Kennedy concernant Cuba et le Vietnam sont aujourd’hui bien connues des chercheurs, celles concernant le Congo, l’Indonésie, la République dominicaine et le Laos le sont moins. Et il ajoute :
« Mais il y a encore une autre région du monde dans laquelle la politique étrangère réformiste de Kennedy est ignorée. Cette région est le Moyen-Orient. C’est étrange car de nombreux commentateurs perçoivent à juste titre que le Moyen-Orient est l’une des régions les plus importantes du globe[9]. »

DiEiugenio écrit encore dans « Introduction to JFK’s Foreign Policy: A Motive for Murder (kennedysandking.com) » :
« Pourquoi l’affaire JFK est-elle pertinente aujourd’hui ? Eh bien, parce que le gâchis au Moyen-Orient domine désormais à la fois notre politique étrangère et les gros titres, tout comme la guerre froide l’a fait il y a plusieurs décennies. Et les racines de la situation actuelle résident dans la mort de Kennedy, après quoi le président Johnson a entamé le long processus qui a renversé la politique de son prédécesseur. »[10]

Autrement dit, le Moyen-Orient est la région du monde où la politique étrangère de Kennedy et le renversement de celle-ci par Johnson ont eu les conséquences les plus dramatiques et les plus durables. Ce qui était en jeu, c’était l’implication de l’Amérique dans le conflit entre Israël et le monde arabe, et cela signifiait, essentiellement, entre Ben Gourion et Nasser.

Ainsi, DiEugenio reconnaît que :
1) Johnson a complètement inversé la politique étrangère de Kennedy, et
2) le renversement le plus conséquent s’est produit au Moyen-Orient, au bénéfice d’Israël et au détriment de l’Égypte.

Pourtant, DiEugenio désigne, non pas Johnson ou Ben Gourion, mais Allen Dulles comme le coupable le plus probable du coup d’État de Dallas. Donne-t-il des indications suggérant qu’Allen Dulles souhaitait transférer le soutien des États-Unis de l’Egypte à Israël ? Pas du tout.

Car s’il est vrai que les maîtres de la politique étrangères états-unienne (en premier lieu les frères John Foster et Allen Dulles) ont généralement favorisé l’Arabie saoudite par rapport à l’Égypte, il n’est pas vrai qu’ils souhaitaient une relation plus étroite avec Israël. La politique pro-israélienne de Johnson n’était pas un retour à une politique pré-Kennedy, mais une rupture radicale avec toutes les administrations précédentes.

Rappelez-vous la réaction résolue d’Eisenhower à l’invasion du Sinaï par Israël en 1956, et comparez-la avec ce qui s’est passé dix ans plus tard, lorsque Johnson a donné son feu vert à l’attaque d’Israël contre l’Égypte, a couvert la tentative d’Israël de couler le USS Liberty pour donner un prétexte à l’entrée en guerre des État Unis, et a autorisé Israël a conserver les territoires annexés.

Cuba et le Vietnam

Le principal intérêt d’Allen Dulles pour la politique étrangère dans les années 1960 se portait sur Cuba. Assassiner Castro et/ou envahir Cuba pour restaurer un régime colonial était sa priorité. Comme la majorité des enquêteurs sur la mort de JFK, DiEugenio considère que Kennedy avait tellement irrité les cadres de la CIA et du Pentagone en faisant échouer leur plan d’invasion de Cuba – non pas une mais deux fois, d’abord avec le débarquement de la Baie des Cochons en 1961, et ensuite pendant la crise des missiles de Cuba en 1962 – qu’ils ont décidé de l’assassiner. Or, Johnson n’a pas donné aux faucons de la CIA et du Pentagone l’invasion de Cuba qu’ils voulaient. Il n’a même pas essayé.

Il y a là une faiblesse majeure de cette théorie dominante et aujourd’hui grand-public défendue par DiEugenio. Cette faiblesse est en partie compensée par la focalisation secondaire sur le Vietnam. Il est vrai qu’au Vietnam, Johnson a donné aux faucons ce qu’ils voulaient, et plus encore. Comme l’a écrit l’auteur Peter Dale Scott, Johnson « avait été, depuis 1961, l’allié des chefs d’état-major (et en particulier du général de l’armée de l’air Curtis LeMay) dans leurs efforts incessants pour introduire des troupes de combat américaines en Asie, contre les refus répétés de Kennedy. »[11] Pourtant, cette présentation ignore un aspect de l’histoire.

Il est bien établi aujourd’hui, grâce en particulier à David Halberstam, que la plus forte pression pour envoyer des troupes terrestres au Vietnam est venue de Walt Rostow. En tant qu’adjoint du conseiller à la sécurité nationale sous Kennedy, Rostow avait déjà pesé lourdement sur la décision de Kennedy d’envoyer des « conseillers militaires ». Mais Kennedy s’était lassé de ses conseils belliqueux : « Walt a dix idées, dont neuf conduiraient au désastre », disait-il[12]. Johnson promut Rostow conseiller à la sécurité nationale et se montra plus enthousiaste pour ses plans de guerre. Rostow fut le principal promoteur du récit mensonger, accepté jusqu’à une époque récente, selon lequel la politique vietnamienne de Johnson était une continuation de celle de Kennedy[13].

Johnson nomma également le frère de Walt Rostow, Eugene, sous-secrétaire d’État, « nommé précisément pour soutenir la guerre israélienne à venir » selon Joan Mellen[14]. Johnson laissa à ces deux fils d’immigrants juifs la main sur la politique israélienne américaine. Le 8 juin 1967, le jour même de l’attaque israélienne contre l’USS Liberty, Walt recommandait à Johnson qu’Israël soit autorisé à conserver les territoires capturés.

Pourquoi les frères Rostow voulaient-ils une guerre du Vietnam ? Dans « Was Vietnam a Holocaust for Zion?, by Laurent Guyénot – The Unz Review », j’ai expliqué pourquoi la guerre du Vietnam était bonne, voire cruciale, pour Israël. Mais ne me croyez pas sur parole. Voici ce que le président français Charles de Gaulle déclara lors de sa Charles de Gaulle – paroles publiques – Conférence de presse du 27 novembre 1967 (ina.fr), après avoir condamné l’agression d’Israël et appelé les quatre grandes puissances à imposer un règlement international sur la base du retrait d’Israël des territoires occupés :
« Mais on ne voit pas comment un accord quelconque pourrait naître tant que l’un des plus grands des quatre ne se sera pas dégagé de la guerre odieuse qu’il mène ailleurs. Car tout se tient dans le monde d’aujourd’hui. Sans le drame du Vietnam, le conflit entre Israël et les Arabes ne serait pas devenu ce qu’il est. Et si l’Asie du Sud-Est voyait renaître la paix, l’Orient l’aurait bientôt retrouvée, à la faveur de la détente générale qui suivrait un pareil événement[15]. »

Je ne conteste pas que le changement de politique sur le Vietnam entre Kennedy et Johnson soit un argument en faveur de la théorie selon laquelle la CIA et le Pentagone ont tué Kennedy. Je souligne simplement que les membres du cabinet pro-israélien de Johnson ont été au moins aussi influents que Dulles et LeMay dans le renversement par Johnson de la décision de Kennedy de se retirer du Vietnam, et que cela est également cohérent avec la théorie selon laquelle Israël était le principal moteur.

Lisez la deuxième partie de cet article

Notes :

1. DiEugenio au séminaire du VMI, 16 septembre 2017
2. DiEugenio, Introduction to JFK’s Foreign Policy: A Motive for Murder (kennedysandking.com), 22 décembre 2014
3. DiEugenio au séminaire du VMI, 16 septembre 2017
4. James Norwood, Edmund Gullion, JFK, and the Shaping of a Foreign Policy in Vietnam (kennedysandking.com), 8 mai 2018
5. James Douglass, JFK and the Unspeakable : Why He Died and Why It Matters, Touchstone, 2008, pp. 107, 102.
6. Cité dans DiEugenio au séminaire du VMI, 16 septembre 2017
7. DiEugenio, Deconstructing JFK : Un coup d’État sur la politique étrangère ? 14 janvier 2021
8. DiEugenio, Deconstructing JFK : Un coup d’État sur la politique étrangère ? 14 janvier 2021
9. DiEugenio, Nasser, Kennedy, the Middle East, and Israel (kennedysandking.com), 22 octobre 2020
10. DiEugenio, Introduction to JFK’s Foreign Policy: A Motive for Murder (kennedysandking.com), 22 décembre 2014
11. Peter Dale Scott, Deep Politics and the Death of JFK, University of California Press, Berkeley, 1993, pp. 30-33.
12. David Halberstam, The Best and the Brightest, Random House, 1972, pp. 156-162.
13. John K. Galbraith, Exit Strategy: In 1963, JFK ordered a complete withdrawal from Vietnam – Boston Review, Oct/Nov 2003
14. Joan Mellen, Blood in the Water : Comment les États-Unis et Israël ont conspiré pour tendre une embuscade à l’USS Liberty, Prometheus, 2018, p. 32.
15. Film de la conférence de presse de Gaulle sur Charles de Gaulle – paroles publiques – Conférence de presse du 27 novembre 1967 (ina.fr) à 41 min.

 

yogaesoteric
31 mars 2023

 

Leave A Reply

Your email address will not be published.

This site uses Akismet to reduce spam. Learn how your comment data is processed.

This website uses cookies to improve your experience. We'll assume you're ok with this, but you can opt-out if you wish. Accept Read More