Le Cœur Divin dans le shivaïsme du Cachemire


                                                                                                Devise: “Je me penche devant mon Coeur,
                                                                                                      Qui est suprême, l’inégalable lumière du Soi,
                                                                                                      Qui est la splendide illumination et étonnement.”
                                                                                                                                       Abhinavagupta

Le Cœur, regardé comme Réalité spirituelle ultime, est, comme Abhinavagupta l’affirme, le Soi de Shiva (Bhairava) et de Devi, la Déesse, qui est inséparable de Lui. En effet, le Cœur est leur lieu d’union (yamala), de leur éternel embrassement béatifique (samghatta). Cette résidence est autant de la pure conscience (caitanya), que de la béatitude suprême (ananda). Considéré comme conscience, le Cœur est illimité ; il est de la Lumière infinie (prakasha), étant en même temps de la liberté (svatantrya) et de la spontanéité (vimarsha) absolue de cette Lumière, qui apparaît sous de nombreuses formes. Le Cœur, affirme Abhinavagupta, est le vase du feu sacré de Bhairava.

Le Cœur spirituel est la Réalité ultime (anuttara) qui est aussi bien transcendante (vishvotirna), qu’immanente (vishvamaya) dans toutes les choses créées. Il est l’essence ultime (sara). Le Cœur spirituel incarne le paradoxe de la nature qui ne peut pas être définie de Shiva et pour cette raison il est une source infinie d’enchantement (camatkara), définie comme un pur étonnement (vismaya) et un ineffable mystère. Le Cœur est la plénitude et le caractère illimité de Shiva (purnatva), le trop plein de l’existence qui se déverse sans arrêt dans la manifestation. En même temps, il est d’une vacuité inconcevable (shunyatishunya). Le Cœur spirituel est le Soi Universel et illimité (purnahanta).

Le Cœur de Shiva n’est pourtant pas une réalité absolument statique ou inerte. En fait, la tradition du shivaïsme cachemirien, non-dualist,e considère le Cœur comme étant dans un état de mouvement perpétuel, en état de vibration (spanda), où a lieu une continue contraction et expansion (samkoca-vikasa), une permanente ouverture et fermeture (unmesha-nimesha), un frisson (ullasita), un frémissement (sphurata), une continue pulsation, un ondoiement et un déversement (ucchalata) du Souffle Divin. L’intensité et la vitesse de ce mouvement sont si grandes que, paradoxalement, il peut être simultanément regardé comme une parfaite immobilité dynamique.

La tradition spirituelle compare le Cœur Suprême à un énorme océan (ambunidhi), l’Océan de lumière ou l’Océan de conscience. Les eaux de la conscience, qui dans le cas de l’être commun sont cassées par d’innombrables vagues polarisatrices et divisantes (urmi), peuvent être facilement menées à un état d’immobilité dynamique par le processus d’immersion ou d’absorption (samavesha) dans le Cœur spirituel.

La perpétuelle effervescence et incandescence du centre de l’Être Suprême de Shiva constitue le moteur qui génère tout le processus de manifestation ou, comme Abhinavagupta l’affirme, de l’émission de l’Univers entier. Le pouvoir qui réside dans le Cœur, qui est la Déesse, génère autant la manifestation, que la possibilité du retour à Shiva, autrement dit, la possibilité de l’illumination ou de la divinisation par le retour au sein du Cœur de Shiva. Ainsi, ce pouvoir du Cœur, Devi, est simultanément centrifuge (pravritti), autrement dit, émissif et expansif, et centripète (nivritti), autrement dit, qui génère la résorption et l’unification. Ce mouvement centripète de Shakti réside dans l’être humain sous la forme de l’énergie kundalini, qui peut conduire l’être au retour vers la source et le centre de sa conscience par une modalité complètement naturelle et spontanée (sahaja).

Abhinavagupta identifie la Déesse dans le Cœur avec le suprême mot (para-vak) ou avec le son primordial (nada). Dans le verset introductif de Paratrimshikavivarana, Abhinavagupta synthétise l’enseignement essentiel concernant le concept de Cœur :
« Mon Coeur, […] à l’intérieur duquel l’univers entier prend naissance, apparaissant comme une projection extérieure lumineuse pendant le processus de la manifestation, situé dans le Suprême, dont le frémissement est et dont l’immobilité est, je me penche devant elle, Déesse unique qui est la perception de son Soi.
[…] Je me penche devant elle, qui est la suprême, l’inégalable lumière du Soi, qui est splendide illumination et étonnement.»

Le Cœur est la source de la manifestation entière, l’origine de la réalité visible. Dans ce rôle créateur, on dit que le Cœur est composé du pouvoir de l’émission créatrice et qu’il structure l’unité éternelle du cosmos incarné (kula) dans le Suprême (anuttara).

Et à nouveau Abhinavagupta affirme:
“Ô, Déesse avec des hanches fascinantes! Le Cœur est la vibration subtile du triangle qui consiste dans l’expansion et la contraction continue des trois pouvoirs et est l’endroit de repos, l’endroit de la suprême Béatitude. Ce Cœur est le Soi de Bhairava, représentant l’essence de Bhairava et de sa bénie Déesse Suprême qui est inséparable et en rien différente de Lui.”

Le Cœur considéré comme incarnation du Cosmos : Kula

En tant qu’incarnation du macrocosme tout entier qui apparaît à partir de Shiva, le Cœur Divin Suprême, considéré comme totalité, kula, est la quintessence magnifique et complexe de l’entière réalité vivante. Il représente, on pourrait dire, l’incorporation, une structure pour ce qui transcende toute structure. Le terme kula peut être aussi appliqué à toute unité relativement structurée en soi de la manifestation, à l’intérieur de laquelle vit la Réalité Divine, quoi que cette unité soit un univers, un monde, une famille ou un être individuel.

Abhinavagupta compare kula au Cœur spirituel dans le verset introductif de Paratrimshikavivarana:
« Mon Cœur, [qui] est composé de l’émission de la condition lumineuse (brillante), frémissante, de l’union de la Mère (la Déesse ou Shakti) avec le Père (Shiva), dont le corps est la plénitude, qui génère la lumière concentrée qui a cinq visages (aspects), produisant toujours et toujours la nouvelle manifestation, est l’habit des pures énergies manifestatrices, parce que dans son frémissement et son frisson se trouve le Suprême, l’immortel, le groupe (kula). »

Dans une affirmation concise et pourtant toute englobante, Abhinavagupta explique la relation qui existe entre kula et le Souverain Suprême, Parameshvara:

«Kula est le pouvoir de Parameshvara, Sa force, Sa supériorité, Sa liberté, Sa puissance, Sa vigueur, Son fondement, Sa conscience, Son corps. »

Ici kula est identifié à Shakti, la force et la souveraineté du Souverain Suprême, et à Sa liberté, concept d’une importance centrale dans les abords shivaïtes traditionnels. L’énergie essentielle du Suprême exprime continûment, et absolument libre, l’infinité de Shiva dans la variété infinie des formes manifestées qui composent kula.

Dans la grandeur inconcevable du jeu de Shiva, toute unité contenue dans le Soi, par exemple notre univers, peut être nommée kula. L’unité est auto-suffisante avec précision, parce qu’elle est une partie qui est structurée de l’entier et qui contient donc en essence l’entier.

Du fait que la réalité essentielle ultime de kula est cette plénitude divine suprême qui s’est incarnée de façon surprenante, chaque unité, ou kula, vibre à l’unisson avec chaque autre structure qui a pour base cette plénitude. Ainsi, le corps humain, regardé comme incarnation du cosmos, kula, résonne avec l’univers entier. Le Divin crée kula; Il est celui qui émet plein de béatitude et sans aucune restriction l’univers de l’intérieur de soi même. Kula devient telle, lorsqu’elle est connue et réalisée par l’être humain, son essence la plus profonde, offrande sacrificielle qui est offerte à Shiva, parce que kula est aussi bien la conscience (samvid), que le corps (sharira) du Suprême.

Cette résonance peut être expliquée comme un type de parallélisme entre le microcosme, le corps humain, et le macrocosme, l’univers même. La notion de kula tend pourtant à gommer les distinctions entre le micro- et le macrocosme, parce que, à cause de la nature indivisible de Shiva, le microcosme et le macrocosme sont parfaitement homologables. À chaque fois que Shiva est présent, l’entier est présent. Si le corps est une structure essentiellement composée de Shiva, alors tout est manifesté par Shiva, y-compris tout l’ordre de l’univers, qui peut être identifié comme étant présent dans le corps. Sa présence dans le corps n’est pourtant pas comme une réplique microcosmique, mais nous devons comprendre plutôt que chaque organe du corps humain est comme une condensation sui generis ou l’incarnation d’une énergie cosmique. Ainsi, l’infinie Réalité où sont structurés les déroulements de l’univers est implicitement présente dans le corps de l’être humain.

« La puissance qui réside dans le Cœur de la conscience, nous dit Abhinavagupta, est la liberté même. Le but de son activité créatrice est le groupe (kula), l’échelle toute entière du sujet qui perçoit, de l’objet qui est perçu et du processus de perception. Celle-ci est nommée kaulini; elle est la noble Souveraine de ce groupe qu’elle gouverne. En la connaissant, (le yogi comprendra que) elle génère tant la manifestation que la résorption en elle-même.»

Nous avons vu que le Cœur spirituel est la Réalité ultime et que celle-ci est aussi le centre, madhya. Le terme madhya a aussi le sens de “point de jonction”. Madhya est le point d’où les réalités finies émergent de la réalité ultime et aussi, se dissolvent de manière continue en arrière plan dans la Réalité ultime. Cette fonction extrêmement importante du Cœur spirituel fait de lui un espace de frontière, parce qu’il divise et participe simultanément autant aux caractéristiques de la Réalité ultime, qu’à celles des réalités finies.

Ici les réalités finies spécifiques de kula sont dissoutes en arrière plan ,dans a-kula, autrement dit, elles perdent les caractéristiques finies et son résorbées en Shiva, dans l’infini. On pourrait dire qu’elles sont en permanence dilatées dans la totalité du monde manifesté, mais aussi qu’elles sont résorbées dans la vacuité transcendante.

C’est d’ailleurs ce qui fait de la conscientisation du Cœur spirituel une voie complète en elle-même, tant de connaissance, par intégration, de la manifestation entière, que de retour dans la Transcendance Suprême Ultime.

Ainsi, le pouvoir (l’énergie) de kula peut agir aussi comme kauliki shakti pour amener la perfection et l’expansion des réalités finies de manière à ce qu’elles ne perdent pas en apparence leurs caractéristiques et les structures de la réalité finie. Cette situation a lieu dans le cas spécifique de la réalité individuelle finie, anu. Anu, ou l’atome spirituel, illustre clairement cette condition extrême de limitation à laquelle on fait référence plus haut. Se trouvant au centre, entre l’infinité de Shiva et l’inertie de la matière, il est capable de réaliser la transformation du fini en infini. Du fait que anu contient en soi l’essence de la Réalité Ultime, retrouvant la conscience de soi, il peut se nourrir de l’abondance et de la plénitude de la Réalité Suprême.

Abhinavagupta définit aussi la modalité de retour, de réintégration dans la Réalité Divine Suprême:
« À l’intérieur de kula apparaît kauliki siddhi qui est formée de la béatitude. […]
Elle est identique à la prise de conscience de soi de Shiva, sa caractéristique est la Suprême Conscience dont la nature est le Cœur. Parce qu’en effet, kula, étant identique au Soi essence du Suprême, amène cette perfection. Kula est nommée le cercle de rayons de la splendeur du Suprême Souverain Bhairava, constitué de l’abondance de sa lumière. Lorsque kula acquiert l’identification avec la conscience intériorisée de Bhairava, il n’existe plus rien que le Suprême, situé au-delà du temps et de l’espace, constant dans l’extase du nectar divin suprême, la suprême Béatitude, l’immobilité. »

Voilà comment Utpaladeva, un autre grand maître du shivaïsme cachemirien, l’auteur de Ishvara-pratyabhijna-karika, définit la notion de Cœur:
« La libre et la spontanée prise de conscience de Soi (vimarsha) est la nature de la lumière de la conscience. Sinon, bien que les réflexions des objets extérieurs tombeent sur lui, il ne serait pas plus qu’un cristal inconscient. »

« Cette conscience est de la lumière vibrante (sphuratta). Elle est la Réalité absolue (mahasatta) qui se trouve au-delà des distinctions de l’espace et du temps. Cette conscience, qui est l’essence universelle, est nommée le Cœur du Souverain Suprême. Grâce à l’union du mental avec le Cœur, les objets et, aussi, le vide, apparaissent comme une forme de conscience. »

Ici est décrite un type particulier d’expérience illuminatrice qui peut être dénommée vision unificatrice. Dans son commentaire sur ce verset, le principal disciple d’Abhinavagupta, Ksemaraja, explique:

Hridaya, le Cœur, est considéré dans le contexte comme la lumière de la conscience, ayant en vue qu’il est le fondement de l’Univers tout entier. Avec le mental individuel pénètre dans le profondeur du Cœur, il peut surgir à la surface pour percevoir la supposée réalité objective extérieure qui avait été abandonnée. À partir de ce point a lieu la réalisation du fait que le monde extérieur est une forme de conscience, qui n’est pas autre chose que lA conscience qui est autant celui qui perçoit, que celui qui est perçu.

La façon dont cette connaissance devient possible est expliquée toujours par Abhinavagupta.

« Le Cœur, dont la nature est la conscience, est la suprême résidence de repos de tout ce qui existe, par exemple de la couleur bleue, du plaisir, ainsi que du corps, de la respiration, de l’intellect, etc. Le pouvoir qui consiste dans la vibration étincelante, et qui se trouve dans le Cœur, par l’intermèdiaire de sa propre liberté innée, crée des divisions artificielles, comme les différentes connaissances, un vase, etc. Ce pouvoir qui est la noble Souveraine du groupe, autrement dit du corps, de la respiration, du bonheur, etc., produit un état de pulsation et devient ainsi l’énergie de la roue des divinités, comme Brahma, etc. Le pouvoir, dont la forme est le centre de la roue des énergies sensorielles et des canaux subtils, a la nature de linga et de karnika, l’endroit de la naissance. »

yogaesoteric
2008

Also available in: Română

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