Le terrorisme comme outil de l’Etat profond – la politique intérieure (4)


par Franck Pengam

Lisez la troisième partie de cet article

De nombreux services de sécurité et de renseignement démantèlent chaque semaine des cellules et des projets terroristes en effervescence partout dans le monde. Il est indéniable que ces services font leur possible pour enrayer les menaces. Mais malgré la tendance d’autonomisation du terrorisme spectaculaire étatique, nous devons garder à l’esprit que son entretien par l’État profond a été constant dans l’histoire. Les terroristes agissant en France et en Belgique avaient presque tous déjà sévi auparavant et le danger qu’ils représentaient n’était pas méconnu. Il est notamment étonnant de constater que de nombreux terroristes récents sont passés par la Turquie, ont été repéré par ses services de renseignement et que certains d’entre eux ont été expulsés par ce même pays en Europe. À ce sujet, le roi jordanien Abdallah II a révélé aux parlementaires étasuniens que l’infiltration des terroristes en Europe « faisait partie de la politique turque », qui vient d’ailleurs de retirer Al-Nosra (branche syrienne modérée d’Al-Qaïda et anciennement alliée à l’EI) de sa liste des organisations terroristes.

L’État crée toujours les conditions d’émergence du terrorisme contemporain de façon directe ou indirecte ; les 9,2 millions d’euros confisqués en Belgique à des terroristes venaient du Qatar et du Koweït, deux pays qui ne modifient pas leur posture vis-à-vis du terrorisme. Le premier est caractérisé par un environnement permissif pour son financement (notamment les organisations liées aux Frères Musulmans) tandis que le second est un des hubs de redistribution de fonds les plus importants à destination du « jihad » (grâce à une législation financière souple). La libre circulation des capitaux ne va pas être remise en question pour si peu. Face à ces faits, que font la France, la Belgique, la Zérope ? Pas grand-chose à part accélérer la surveillance de masse, la centraliser à l’échelle européenne en coordination avec les États-Unis (encore plus d’Interpol, d’Europol, de Club de Berne, etc.), remettre des légions d’honneur aux pères historiques du terrorisme actuel ou encore signer des contrats à ses sponsors. Le chaos mondial créé par le terrorisme spectaculaire est le fruit de décisions politiques.

Le problème réside aussi dans la conception même du terrorisme, qui recourt à l’action violente (définition objective), mais est considéré comme un acte de résistance dans un cas et comme du terrorisme dans un autre (définition politique). Durant la Seconde Guerre mondiale, les attentats fomentés par des français contre les occupants allemands sont considérés comme de la résistance héroïque pour les habitants du pays occupé et comme du terrorisme pour les occupants. Il en est de même actuellement dans les pays où des armées occidentales s’ingèrent ; en Afghanistan, en Irak, en Syrie, … Mieux encore, la catégorie « terroriste » est profondément subjective : l’alliance avec des groupes violents dans le cadre de la politique étrangère d’un état est largement employée et peut se retourner du jour au lendemain lorsqu’elle n’est plus avantageuse.

Le terrorisme est encadré, financé, instrumentalisé à plus ou moins long terme et au gré des circonstances par les états, dans des objectifs opérationnels précis. Ceci implique obligatoirement un développement de son activité. « Le Front Al-Nosra [Al-Qaïda] fait du bon boulot contre Assad en Syrie » selon le piètre ancien Ministre des Affaires étrangères français Laurent Fabius. Et chez nous, ils font du bon boulot ? La pseudo guerre contre le terrorisme a bon dos. En définitive, « un organisme d’État censé lutter contre le terrorisme n’est en fait là que pour étudier dans quelle mesure ce terrorisme peut être ou non bénéfique ». À la question « qu’est-ce qu’un terroriste ? », nous répondons simplement : c’est l’État qui décide qui le sera ou non, en fonction de ses intérêts. Nous avons maintenant suffisamment de pistes pour comprendre pourquoi nous sommes alliés avec ceux qui financent le phénomène jihadiste depuis 30 ans, comme l’a dit l’ancien directeur de la DGSE Alain Chouet.

Réflexions sociologiques

Au fait, est-ce que les terroristes que nous avons étudiés sont musulmans ? Ils se réclament de l’islam en tout cas, mais lequel ? Si l’on considère que les pratiquants de l’islam forment une communauté avec des valeurs communes, il est bon de rappeler que tout groupe sociologique est hétérogène et qu’il existe en effet des visions très différentes de l’islam notamment selon les zones géographiques et selon le substrat anthropologique des populations. Les courants de l’islam ne sont pas forcément en concurrence, mais il peut exister des lignes de fracture interne au sein de l’islam global dirons-nous, tout comme au sein même de courant plus précis. Ici, nous traiterons d’un islam particulier que nous appellerons le wahhabo-takfirisme.

Le wahhabisme est une idéologie politico-religieuse principalement basée en Arabie Saoudite et au Qatar. Ce courant né au XVIIIe siècle s’est affirmé comme le seul islam authentique et a considéré comme hérétique l’islam traditionnel (chiisme compris), tel qu’il a existé durant les onze siècles précédents. Est mécréant celui qui ne lit pas le Coran de façon rigoureusement littérale, c’est-à-dire tout le monde sauf eux-mêmes. Le takfirisme n’est que le prolongement de cette pensée. Il est né en Égypte dans les années 1970 et prône l’excommunication des supposés mauvais musulmans et le recours à la violence pour les combattre. Il est à noter qu’à l’époque de la naissance du wahhabisme, il y a eu un consensus entre les grands savants des quatre écoles juridiques sunnites pour désavouer Ibn Abd al-Wahhab et le courant wahhabo-takfiriste qu’il a enfanté. Les autorités juridiques islamiques ont réfuté une à une ses thèses et l’ont considéré comme hérétique et inculte quant aux fondements mêmes de la théologie islamique. Ceci n’a pas empêché à cette mouvance de s’étatiser durablement à travers l’Arabie Saoudite, avec l’aide de l’empire britannique pendant la Première Guerre mondiale et de s’exporter ensuite dans de nombreuses zones géographiques après la Seconde Guerre mondiale avec l’appui de l’empire étasunien.

En effet, des milliers de Corans à la sauce wahhabite ont été distribués dans les pays satellites de l’Union soviétique notamment par les services secrets étasuniens (CIA), pakistanais (ISI) et par l’organisation caritative saoudienne International Islamic Relief Organization, en suivant une stratégie de déstabilisation de l’URSS imaginée dès 1978 par le Conseiller à la Sécurité nationale étasunienne de l’époque, Zbigniew Bzezinski. En caricaturant à peine, les idiots utiles agissant partout dans le monde ne connaissent cet islam que depuis quelques mois ou quelques années à peine avant de s’engager pleinement dans une cause dont les conséquences stratégiques leur sont peu perceptibles. Ceci témoigne du caractère opérationnel de l’idéologie wahhabo-takfirisme, qui ne nécessite pas le recul de l’apprentissage et de la réflexion. Il semble essentiel et justifié de considérer ce courant spécifique dans sa double dimension actuelle d’appartenance et de dérive de l’islam.

Approfondissons sur le cas français. Selon une étude faite sur 160 familles en France par le Centre de Prévention des Dérives Sectaires liées à l’Islam (CPDSI), le « jihadiste » serait majoritairement issu de classe moyenne ou supérieure et de famille athée ou peu pratiquante. 17 % à 20 % des jeunes personnes arrêtées à la frontière syrienne auraient grandi dans une famille de culture musulmane, au sein desquelles quelques rares ont reçu une éducation religieuse rigoureuse et régulière. Les 80 % restants viennent de familles totalement athées ou de cultures chrétiennes non pratiquantes. Le psychiatre Marc Sageman a également confirmé cette thèse en passant 400 entretiens avec des terroristes d’Al-Qaïda. Il constate qu’ils sont souvent issus de la classe moyenne ou supérieure et qu’ils ont fait des études en Occident où ils se sont retrouvés isolés socialement. Ils se sont resocialisés dans les mosquées, massivement financées par des pays étrangers notamment les monarchies du Golfe.

Le chercheur spécialiste de l’islam Olivier Roy a également travaillé sur le profil psychologique de ces milliers de Français partis rejoindre l’État Islamique : « Daech maîtrise parfaitement les codes de communication de la jeunesse. Cette violence a un grand pouvoir de fascination sur une jeunesse acculturée et mondialisée… Daech se distingue par une esthétique de la violence codifiée et scénarisée qui attire une jeunesse accro aux jeux vidéo et aux films américains » ; « La plupart de ces jeunes n’ont pas de culture familiale religieuse, ils n’ont jamais étudié l’islam, ils ne vont pas dans les mosquées. Ils ont des parcours classiques, l’alcool, la petite délinquance. En religion, ce sont des autodidactes formés sur internet. Aucun d’entre eux ne se réclame de l’islam de leurs parents. Ce sont des Born again : un mois avant de passer à l’action terroriste, ils commencent à prier, ils truffent leur discours de mots arabes fraîchement appris ».

Le wahhabo-takfirisme n’est finalement qu’une nouvelle idéologie dissidente préfabriquée par le pouvoir étatique et adaptée principalement à ces jeunes issus de l’immigration des pays arabo-musulmans. Équivalent des punks ou des anarchistes à une autre époque, cette situation traduit plus d’une islamisation de la radicalité qu’une radicalisation de l’islam. Ainsi, le romantisme du jihad international supplante le fanatisme pur et dur. De plus, selon le journaliste David Thomson, le jihadisme en France ne serait pas la conséquence du communautarisme, mais exactement l’inverse : l’absence d’insertion dans une communauté. Avec l’Anti-France émasculée au pouvoir et son idéologie dans toutes les sphères de la société, le peuple, issu de l’immigration et même autochtone, ne peut s’approprier fièrement une culture française équilibrée, structurée et assumée. Des idéologies puissantes (wahhabisme, américanisme, etc.) ont eu, en l’absence d’une identité française forte, toutes les chances de s’implanter dans ce terreau fertile.

Au vu des cas que nous avons étudiés, les protagonistes semblent loin (très loin) de la piété religieuse, ce qui ne les a pas empêchés d’agir pour punir les impurs. Au point I.2.4. du rapport du CPDSI, il est stipulé que « l’islam radical peut faire basculer des jeunes sans qu’ils n’aient participé à aucune prière. Certains sont partis ou voulaient partir en Syrie sans qu’aucune pratique religieuse ne soit décelée la veille ». Ainsi, « leur culture musulmane est sommaire, voire quasiment nulle » selon Peter Harling du groupe de réflexion International Crisis Group.

L’islam radical, plus précisément le wahhabo-takfirisme, est le prétexte permettant d’extérioriser une révolte intime. Selon Marc Trévidic, juge d’instruction au Tribunal de Grande Instance de Paris au pôle antiterroriste, la religion n’est même pas le moteur de ce jihad et les personnes touchées sont à la limite de la psychopathie : elles auraient été dangereuses avec ou sans le wahhabo-takfiriste. Ceux qui partent faire le jihad agiraient à 90 % pour des motifs personnels (pour l’aventure, la vengeance, à cause de leur marginalisation dans la société, etc.) et à 10 % pour des convictions religieuses. Le cas d’un Yassin Salhi est symptomatique : cet individu a décapité son patron en Isère en juin 2015 en invoquant l’État Islamique. Il se rétractera ensuite en disant ne pas avoir agi au nom de la religion, en évoquant des problèmes conjugaux en plus d’un différend professionnel avec son patron et finira par se suicider en prison (pas très islamique tout cela). Que dire de plus à part que cette personne avait de très sérieux problèmes mentaux …

Les profils socio-psychologiques des personnes partant faire le jihad à l’étranger sont extrêmement variés. Par contre, les acteurs opérationnels du terrorisme spectaculaire intérieur que nous avons étudiés sont tous des précaires socio-économiques : ils ont grandi et évolué dans les territoires les plus pauvres de leur agglomération et de leur commune. En France, ils viennent des « Zones Urbaines Sensibles » (ZUS), renommées en novlangue « Quartiers Prioritaires de la politique de la Ville » (QPV). D’après Libération, Mohammed Merah venait des Izards (un QPV de Toulouse), Amedy Coulibaly de la Grande Borne (un QPV de Grigny dans l’Essonne), Ismaël Omar Mostefaï du quartier du Canal (le QPV de Courcouronnes également dans l’Essonne), Foued Mohamed-Aggad du quartier HLM de Wissembourg, en passant par la Meinau (QPV Canardière Est de Strasbourg). Et ceux qui ne viennent pas de QPV viennent de communes pauvres dans leur ensemble : à Drancy pour Samy Amimour et au 156 rue Aubervilliers qui jouxte le QPV Curial-Cambrai pour les frères Kouachi. Côté Belgique, les frères Abdeslam et leurs complices viennent de Molenbeek-St-Jean, une commune populaire de l’agglomération de Bruxelles.

En plus d’une origine socio-économique similaire, ils sont souvent âgés d’une vingtaine d’années pour la plupart (la trentaine maximum) et ont quasiment tous un profil de délinquant/criminel multirécidiviste ayant bénéficié pendant toute leur vie du laxisme et des failles de la justice pénale ; nombre de ces personnes auraient dû être en prison au moment de leurs attentats. D’ailleurs, la période entre le petit larcin et la radicalisation wahhabo-takfiriste a été clairement établie dans de nombreux cas avant la perpétration des actes terroristes, avec des profils systématiquement surveillés et fichés par de multiples services de renseignement.

Le dénominateur commun de tous ces zislamistes, toutes tendances confondues, peut être une frustration intense, d’origine très diverse, personnelle (traumatisme, injustice, etc.) et collective (vide idéologique contemporain, absence de lien social, etc.). Entre l’anomie, la drogue, le banditisme et la marginalité, ces jeunes personnes restent en quête existentielle d’identité, de valeurs et d’épanouissement. L’idéologie wahhabo-takfiriste combine habilement toutes ces notions en permettant une certaine réalisation spirituelle et sociale. La réislamisation des populations déracinées, issues de l’immigration (en majorité), est une démarche beaucoup plus identitaire que spirituelle.

C’est ce profil de post-adolescent paumé, qui est manipulable à souhait par le wahhabo-takfirisme (abondamment financé par les fondations saoudiennes et qataries sur le sol français en toute impunité) et qui est surveillé, voire encouragé ou retourné par des services étatiques et paraétatiques. Ces terroristes sont finalement des purs produits occidentaux acculturés, identitairement indéterminés et intégralement mondialisés. Le philosophe Alain Badiou dira à ce propos : « Les tueurs d’aujourd’hui sont en un certain sens de typiques produits du désir d’Occident frustré, des gens habités par un désir réprimé […]. Ils s’imaginent être portés par la passion antioccidentale, mais ils ne sont que des symptômes nihilistes de la vacuité aveugle du capitalisme mondialisé, […] de son incapacité à compter tout le monde dans le monde qu’il façonne ». Nous ne prendrons pas trop de risques en ajoutant que l’immigration peut être une violence déstructurante, tout comme le métissage de deux civilisations différentes. Ces phénomènes, spontanés ou non, ont plus de chance de produire des individus en perte de repère et d’identité, ce qui les rend de facto plus manipulables. Ces individus ne sont évidemment pas les seules victimes des lourdes conséquences de l’atomisation et de la déstructuration de la société.

Hier alcooliques, drogués, dealers, braqueurs, puis du jour au lendemain, ces jeunes personnes se métamorphosent en intégristes religieux prêts à punir le monde entier peuplé d’infidèles. Cette transition grossière prend tout son sens dans le concept d’islamo-racaille : l’idéologie wahhabo-takfiriste récupère des comportements déviants en les revalorisant et les réorientant vers des objectifs précis. Face à la crise de sens de l’Homme moderne, la jeunesse déracinée est perdue et plus encore si l’argent manque et qu’il y a une incapacité à se réaliser (études, emploi, famille, etc.). Il est nécessaire de l’orienter dans la construction plutôt que l’inverse, mais des intérêts bien supérieurs à nos pauvres consciences manipulent les plus influençables. Cette instrumentalisation de la jeunesse est cruciale, car elle est la catégorie la plus flexible de par sa fougue, son manque d’expérience et son éloignement du principe de réalité. Nous l’avons également vu lors des révolutions de couleurs et des printemps arabes. La jeunesse est le point commun à la quasi-totalité des combattants de la cause wahhabo-takfiriste (également à l’étranger), tandis que les théoriciens, clercs et cadres ont un âge plus avancé. Ceci s’ancre parfaitement à notre époque puérile, où l’infantilisation générale organisée s’est érigée en norme valorisée.

Lisez la cinquième partie de cet article


yogaesoteric
20 novembre 2019

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