Petit traité sur la Prière – Alexis Carrel (2)

 
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Quelles sont les causes de notre ignorance ?

D’abord, la rareté de la prière. Le sens du sacré est en voie de disparition chez les civilisés. Il est probable que le nombre des Français qui prient habituellement ne dépasse pas 4 ou 5 % de la population (appréciation de l’époque). Ensuite, la prière est souvent stérile car la plupart de ceux qui prient sont des égoïstes, des menteurs, des orgueilleux, des pharisiens incapables de foi et d’amour. Enfin, ses effets, quand ils se produisent, très souvent nous échappent. La réponse à nos demandes et à notre amour est donnée habituellement de façon lente, insensible, presque inaudible. La petite voix qui murmure cette réponse au fond de nous est facilement étouffée par les bruits du monde. Les résultats matériels de la prière eux aussi sont obscurs. Ils se confondent généralement avec d’autres phénomènes.

Peu de gens, même parmi les prêtres, ont donc eu l’occasion de les observer de façon précise. Et les médecins, par manque d’intérêt, laissent souvent passer sans les étudier les cas qui se trouvent à leur portée. En outre, les observateurs sont souvent déroutés par le fait que la réponse est loin d’être toujours celle attendue. Par exemple, tel qui demande d’être guéri d’une maladie organique reste malade, mais subit une profonde et inexplicable transformation morale. Néanmoins, l’habitude de la prière, quoique exceptionnelle dans l’ensemble de la population, est relativement fréquente dans les groupes restés fidèles à la religion ancestrale. C’est dans ces groupes qu’il est possible encore aujourd’hui d’étudier son influence. Parmi ses innombrables effets, le médecin a surtout l’occasion d’observer ceux que l’on appelle psychophysiologiques et curatifs.

La prière agit sur l’esprit et sur le corps d’une manière qui semble dépendre de sa qualité, de son intensité et de sa fréquence. Il est facile de connaître quelle est la fréquence de la prière et, dans une certaine mesure, son intensité. Sa qualité demeure inconnue, car nous n’avons pas le moyen de mesurer la foi et la capacité d’amour d’autrui. Cependant, la manière dont vit celui qui prie peut nous éclairer sur la qualité des invocations qu’il envoie à Dieu. Même quand la prière est de faible valeur et consiste surtout en la récitation machinale de formules, elle exerce un effet sur le comportement. Elle fortifie à la fois le sens du sacré et le sens moral. Les milieux où l’on prie se caractérisent par une certaine persistance du sentiment du devoir et de la responsabilité, par moins de jalousie et de méchanceté, par quelque bonté à l’égard des autres. Il paraît démontré que, à égalité de développement intellectuel, le caractère et la valeur morale sont plus élevés chez les individus qui prient, même de façon médiocre, que chez ceux qui ne prient pas.

Quand la prière est habituelle et vraiment fervente, son influence devient très claire. Elle est un peu comparable à celle d’une glande à sécrétion interne, telles que la glande thyroïde ou la glande surrénale, par exemple.

Elle consiste en une sorte de transformation mentale et organique. Cette transformation s’opère de façon progressive. On dirait que dans la profondeur de la conscience une flamme s’allume. L’homme se voit tel qu’il est. Il découvre son égoïsme, sa cupidité, ses erreurs de jugement, son orgueil. Il se plie à l’accomplissement du devoir moral. Il tente d’acquérir l’humilité intellectuelle. Ainsi s’ouvre devant lui le royaume de la grâce… Peu à peu, il se produit un apaisement intérieur, une harmonie des activités nerveuses et morales, une plus grande endurance à l’égard de la pauvreté, de la calomnie, des soucis, la capacité de supporter sans faiblir la perte des siens, la douleur, la maladie, la mort. Aussi le médecin qui voit un malade se mettre à prier peut se réjouir, le calme engendré par la prière est une aide puissante à la thérapeutique.

Cependant, la prière ne doit pas être assimilée à la morphine, car elle détermine, en même temps que le calme, une intégration des activités mentales, une sorte de floraison de la personnalité, parfois l’héroïsme. Elle marque ses fidèles d’un sceau particulier. La pureté du regard, la tranquillité du maintien, la joie sereine de l’expression, la virilité de la conduite et, quand il est nécessaire, la simple acceptation de la mort du soldat ou du martyr, traduisent la présence du trésor caché au fond des organes et de l’esprit. Sous cette influence, même les ignorants, les retardés, les faibles, les mal doués, utilisent mieux leurs forces intellectuelles et morales.

La prière, semble-t-il, soulève les hommes au-dessus de la stature mentale qui leur appartient de par leur hérédité et leur éducation. Ce contact avec Dieu les imprègne de paix. Et la paix rayonne d’eux. Et ils portent la paix partout où ils vont. Malheureusement, il n’y a actuellement dans le monde qu’un nombre infime d’individus qui sachent prier de façon effective.

Ce sont les effets curatifs de la prière qui, à toutes les époques, ont principalement attiré l’attention des hommes. Aujourd’hui encore, dans les milieux où l’on prie, on parle assez fréquemment de guérisons obtenues grâce à des supplications adressées à Dieu ou à ses saints. Mais quand il s’agit des maladies susceptibles de guérir spontanément ou à l’aide des médications ordinaires, il est difficile de savoir quel a été l’agent véritable de la guérison.

Ce n’est que dans les cas où toute thérapeutique est inapplicable ou a échoué, que les résultats de la prière peuvent être sûrement constatés. Le bureau médical de Lourdes a rendu un grand service à la science en démontrant la réalité de ces guérisons. La prière a parfois un effet pour ainsi dire explosif. Des malades ont été guéris presque instantanément d’affections telles que lupus de la face, cancer, infections du rein, ulcères, tuberculose pulmonaire, osseuse ou péritonéal. Le phénomène se produit presque toujours de la même manière. Une grande douleur. Puis le sentiment d’être guéri. En quelques secondes, au plus quelques heures, les symptômes disparaissent, et les lésions anatomiques se réparent. Le miracle est caractérisé par une accélération extrême des processus normaux de guérison.

Jamais une telle accélération n’a été observée jusqu’à présent au cours de leurs expériences par les chirurgiens et les physiologistes.

Pour que ces phénomènes se produisent, il n’est pas besoin que le malade prie. Des petits enfants encore incapables de parler et des incroyants on été guéris à Lourdes. Mais, près d’eux, quelqu’un priait. La prière faite pour un autre est toujours plus féconde que celle faite pour soi-même. C’est de l’intensité et de la qualité de la prière que parait dépendre son effet. A Lourdes, les miracles sont beaucoup moins fréquents qu’ils l’étaient il y a quarante ou cinquante ans car les malades n’y trouvent plus l’atmosphère de profond recueillement qui y régnait jadis. Les pèlerins sont devenus des touristes et leurs prières inefficaces.

Tels sont les résultats de la prière dont j’ai une connaissance certaine. A côté d’eux il y en a une multitude d’autres. L’histoire des saints, même modernes, relate beaucoup de faits merveilleux. Il n’est pas douteux que la plupart des miracles attribués, par exemple, au curé d’Ars, sont véridiques. Cet ensemble de phénomènes nous introduit dans un monde nouveau, dont l’exploration n’est pas commencée et sera fertile en surprises. Ce que nous savons déjà de façon sûre, c’est que la prière produit des effets tangibles. Quelque étrange que la chose puisse paraître, nous devons considérer comme vrai que quiconque demande reçoit, et qu’on ouvre à celui qui frappe.

En somme, tout se passe comme si Dieu écoutait l’homme et lui répondait. Les effets de la prière ne sont pas une illusion. Il ne faut pas réduire le sens du sacré à l’angoisse éprouvée par l’homme devant les dangers qui l’entourent et le mystère de l’univers, ni notre peur de la souffrance, de la maladie et de la mort. Quelle est donc la signification du sens du sacré ? Et quelle place la nature elle-même assigne-t-elle à la prière dans notre vie ? En fait, cette place est très importante. A presque toutes les époques, les hommes d’Occident ont prié. La Cité antique était principalement une institution religieuse. les Romains élevaient partout des temples. Nos ancêtres du Moyen-âge couvrirent de cathédrales et de chapelles gothiques le sol de la chrétienté. De nos jours encore, au-dessus de chaque village s’élève un clocher. C’est par des églises, par des universités et des usines, que les pèlerins venus d’Europe instaurèrent dans le nouveau monde la civilisation d’occident. Au cours de notre histoire, prier a été un besoin aussi élémentaire que celui de conquérir, de travailler, de construire ou d’aimer.

En vérité, le sens du sacré paraît être une impulsion venue du plus profond de notre nature, une activité fondamentale. Ses variations dans un groupe humain sont presque toujours liées à celles d’autres activités servant de base au sens moral, au caractère, et parfois au sens du beau. C’est à cette partie si importante de nous-mêmes que nous avons permis de s’atrophier et souvent de disparaître.

Il faut se souvenir que l’homme ne peut pas sans danger se conduire au gré de sa fantaisie. Pour réussir, la vie doit être menée suivant des règles invariables qui dépendent de sa structure même. Nous courons un risque grave, quand nous laissons mourir en nous quelque activité fondamentale, qu’elle soit d’ordre physiologique, intellectuel ou spirituel.

Par exemple, le manque de développement des muscles, du squelette, et des activités non rationnelles de l’esprit chez certains intellectuels est aussi désastreux que l’atrophie de l’intelligence et du sens moral chez certains athlètes.

Il y a d’innombrables exemples de familles prolifiques et fortes qui ne produisirent que des dégénérés ou s’éteignirent, après la disparition des croyances ancestrales et du culte de l’honneur. Nous avons appris par une dure expérience, que la perte du sens moral et du sens du sacré dans la majorité des éléments actifs d’une nation amène la déchéance de cette nation et son asservissement à l’étranger. La chute de la Grèce antique fut précédée d’un phénomène analogue. De toute évidence, la suppression d’activités mentales voulues par la nature est incompatible avec la réussite de la vie.

En pratique, les activités morales et religieuses sont liées les unes aux autres. Le sens moral s’évanouit peu de temps après le sens du sacré. L’homme n’a pas réussi à construire, comme le voulait Socrate, un système de morale indépendant de toute doctrine religieuse.

Les sociétés où disparaît le besoin de prier ne sont généralement pas éloignées de la dégénérescence. C’est pourquoi tous les civilisés incroyants, aussi bien que croyants, doivent s’intéresser à ce grave problème du développement de chaque activité dont l’être humain est capable.

Pour quelle raison le sens du sacré joue-t-il un rôle aussi important dans la réussite de la vie ?

Par quel mécanisme la prière agit-elle sur nous ?

Ici nous quittons le domaine de l’observation pour celui de l’hypothèse. Mais l’hypothèse, même hasardeuse, est nécessaire au progrès de la connaissance. Il faut nous rappeler d’abord que l’homme est un tout indivisible composé de tissus, de liquides organiques et de conscience. Il se croit indépendant de son milieu matériel, c’est-à-dire de l’univers cosmique, en réalité il en est inséparable. Car il est lié à ce milieu par son besoin incessant de l’oxygène de l’air et des aliments que lui fournit la Terre.

D’autre part, le corps vivant n’est pas entièrement compris dans le continuum physique. Il se compose d’esprit aussi bien que de matière, Et l’esprit, quoique résidant dans nos organes, se prolonge hors des quatre dimensions de l’espace et du temps. Ne nous est-il pas permis de croire que nous habitons à la fois le monde cosmique et un milieu intangible, invisible, immatériel, d’une nature ressemblant à celle de la conscience, et dont nous ne réussirons pas plus à nous passer sans dommage que de l’univers matériel et humain ? Ce milieu ne serait autre que l’être immanent dans tous les êtres, et les transcendant tous, que nous appelons Dieu. On pourrait donc comparer le sens du sacré au besoin d’oxygène. Et la prière aurait quelque analogie avec la fonction respiratoire. Elle devrait alors être considérée comme l’agent des relations naturelles entre la conscience et son milieu propre ; comme une activité biologique dépendant de notre structure, en d’autres termes, comme une fonction normale de notre corps et de notre esprit.

En résumé, le sens du sacré revêt, par rapport aux autres activités de l’esprit, une importance singulière. Car il nous met en communication avec l’immensité mystérieuse du monde spirituel. C’est par la prière que l’homme va à Dieu et que Dieu entre en lui. Prier apparaît comme indispensable à notre développement optimum. Nous ne devons pas prendre la prière pour un acte auquel seuls se livrent les faibles d’esprit, les mendiants ou les lâches. « Il est honteux de prier » écrivait Nietzsche. En fait, il n’est pas plus honteux de prier que de boire ou de respirer. L’homme a besoin de Dieu comme il a besoin d’eau et d’oxygène. Joint à l’intuition, au sens moral, au sens du beau et à la lumière de l’intelligence, le sens du sacré donne à la personnalité son plein épanouissement. Il n’est pas douteux que la réussite de la vie demande le développement intégral de chacune de nos activités physiologiques, intellectuelles, affectives et spirituelles. L’esprit est à la fois raison et sentiment. Il nous faut donc aimer la beauté de la science et aussi la beauté de Dieu. Nous devons écouter Pascal avec autant de ferveur que nous écoutons Descartes.

yogaesoteric

13 juin 2020

 

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