Quand les super riches se préparent à l’apocalypse (1)

 

Avant d’entrer dans le vif du sujet, soulignons que le journalisme n’est pas totalement mort. Dans cet article-fleuve d’Evan Osnos, publié le 30 janvier 2017 dans le journal The New Yorker, on plonge dans l’univers confidentiel et passionnant des preppers milliardaires (ou presque), ces richissimes Américains qui se préparent à l’éventuel effondrement de la civilisation. Sans jugement (abusif), très documenté, axé sur le terrain et bien écrit, cet article est à lire et à partager sans modération :

Parmi les Américains les plus fortunés de la Silicon Valley, de New York et d’ailleurs, on se prépare à l’effondrement de notre civilisation.

Steve Huffman, le cofondateur de 33 ans et CEO de Reddit, dont la fortune est évaluée à 600 millions de dollars, était myope jusqu’en novembre 2015 lorsqu’il décida de recourir à la chirurgie laser. Il est passé sur le billard non pas pour des raisons pratiques ou esthétiques, mais pour une raison dont il ne parle pas souvent : pour espérer augmenter ses chances de survive en cas de désastre, qu’il soit naturel ou provoqué par l’homme. « Si c’est la fin du monde, et même si ce n’est pas la fin du monde, mais que nous connaissons des soucis, ce sera la merde pour se procurer des lentilles de contact ou des lunettes, a-t-il déclaré récemment. Sans cela, je suis niqué (sic). »

Huffman, qui vit à San Francisco, a de grands yeux bleus, d’épais cheveux blonds foncés et une mine affichant une curiosité insatiable. À l’université de Virginie, c’était un pro de la danse de salon qui avait hacké le site Web de son compagnon de chambre en guise de blague. Il se tracasse moins d’une menace spécifique, comme un tremblement de terre sur la faille de San Andreas, une pandémie ou une bombe sale, que de ses conséquences, de « l’effondrement temporaire de notre gouvernement et de ses structures », comme il se plaît à le dire. « Je possède plusieurs motos. J’ai un stock d’armes et de munitions. De la nourriture. Je pense qu’avec tout cela, je peux me retrancher dans ma maison pendant un bon bout de temps. »

Le survivalisme, qui consiste à se préparer à l’effondrement de notre civilisation, a tendance à faire jaillir des clichés : celui de l’homme des bois un peu barjo, de l’hystérique qui entrepose des palettes de conserves de petits pois, du Nostradamus annonçant la fin du monde. Mais durant ces dernières années, le survivalisme s’est répandu dans des quartiers plus huppés, s’enracinant notamment dans la Silicon Valley et à New York City parmi les cadres de haut vol des technologiques, les gestionnaires de hedge funds et autres profils aux revenus similaires.

Le printemps dernier (ndlr : 2016), alors que la campagne présidentielle exposait des clivages de plus en plus toxiques aux États-Unis, Antonio Garcia Martinez, ancien chef de produit de Facebook qui vit à San Francisco, a acheté cinq acres boisées sur une île du nord-ouest du Pacifique. Il y a envoyé des générateurs, des panneaux solaires ainsi qu’un petit arsenal de munitions. « Lorsqu’une société perd son mythe fondateur sain, elle bascule dans le chaos », m’a-t-il dit. L’auteur de Les singes du chaos (Chaos Monkeys), des mémoires acerbes sur la Silicon Valley, voulait un refuge loin des villes, mais pas totalement isolé. « Tous ces types croient qu’un gars isolé peut résister à des hordes qui vagabondent », a-t-il déclaré. « Non, vous devrez former une sorte de milice locale. Vous avez besoin de tant de choses pour survivre à l’apocalypse. » Lorsqu’il a commencé à parler de son « projet de petite île » du côté de San Francisco, ses pairs sont eux-mêmes sortis du bois en expliquant les préparatifs qu’ils mènent de leur côté. « Je pense que les gens qui sont particulièrement au courant des leviers qui actionnent notre société comprennent que nous marchons actuellement sur une très fine pellicule de glace culturelle. »

Dans des groupes Facebook privés, de riches survivalistes s’échangent des conseils sur les masques à gaz, les bunkers et les lieux à l’abri des effets du changement climatique. L’un des membres, responsable d’une société d’investissement, m’a déclaré : « J’ai un hélicoptère dont le réservoir est toujours plein. J’ai aussi un bunker souterrain avec système de filtration de l’air. » Il a déclaré que ses préparatifs sont probablement les plus extrêmes en comparaison avec ses pairs. Mais, il a ajouté : « Nombreux sont mes amis qui ont des armes, des motos et des pièces d’or. Ce n’est plus du tout rare. »

Tim Chang, directeur général de 44 ans de Mayfield Fund, entreprises de capital-risque, m’a dit : « Nous sommes tout un groupe dans la Silicon Valley. Nous nous réunissons, durant nos dîners nous parlons de nos plans de secours. Ils sont très variés, de l’accumulation de Bitcoins et d’autres cryptodevises à la façon d’obtenir un second passeport, en cas de besoin, en passant par l’achat de résidences secondaires à l’étranger qui pourraient être des lieux de refuge. » Il a déclaré : « Je vais être franc : j’investis lourdement dans l’immobilier pour générer un revenu passif, mais aussi pour avoir des plans B en cas de besoin. » Lui et sa femme, qui travaille également dans le secteur de la technologie, ont toujours des valises prêtes pour eux et leur fille de 4 ans. Il m’a dit : « Je vis avec cette sorte de scénario terrifiant : oh mon Dieu, il y a une guerre civile ou un tremblement de terre géant qui coupe la Californie en deux. Nous voulons être prêts. »

Lorsque Marvin Liao, ancien directeur de Yahoo désormais partenaire chez 500 Startups, une firme de capital-risque, a envisagé ses préparatifs, il a décidé que ses caches d’eau et de nourriture n’étaient pas suffisantes. « Et si quelqu’un venait pour s’en emparer ? » m’a-t-il demandé. Pour protéger sa femme et sa fille, il a répliqué : « Je n’ai pas d’armes à feu, mais j’ai beaucoup d’autres armes. J’ai pris des cours de tir à l’arc. »

Pour d’autres, il s’agit d’une simple petite distraction de geek, une sorte de jeu de rôles de science-fiction qui a lieu dans le monde réel. Pour d’autres, comme Huffman, c’est une source de préoccupation depuis des années. « Depuis que j’ai vu le film Deep Impact », a-t-il déclaré. Le film, sorti en 1998, raconte l’histoire d’une comète qui frappe l’Atlantique et d’une course afin d’échapper au tsunami. « Tout le monde essaye de s’enfuir, mais les gens sont pris au piège dans les embouteillages. Il se trouve que cette scène a été tournée près de mon collège. À chaque fois que je roule sur cette portion de route, je me dis que je dois avoir une moto car tous les autres seront bloqués. »

Huffman est un participant fréquent de Burning Man, ce festival annuel où l’habillement est optionnel, qui a lieu dans le Nevada et où se mélangent artistes et magnats. Il est tombé amoureux de l’un de ses principes clés, « l’autosuffisance radicale », qui signifie selon lui « être heureux d’aider les autres, mais ne pas avoir besoin d’eux ». (Parmi les survivalistes, ou les preppers, comme certains se qualifient, la FEMA, l’agence fédérale de la gestion des urgences, signifie attendre stupidement une aide significative). Huffman en a conclu que, en cas de désastre, il chercherait une sorte de communauté : « Être au milieu d’autres personnes est une bonne chose. J’ai aussi cette opinion quelque peu égoïste d’être un assez bon meneur. Je serai probablement le responsable, ou au moins je ne serai pas un esclave, lorsque les choses deviendront sérieuses. »

Plus le temps passe, plus Huffman s’inquiète de la stabilité politique américaine de base et des risques de désordre à grande échelle. Il a précisé : « Une sorte d’effondrement institutionnel, tout se casse la figure, ce genre de chose. » Huffman en est arrivé à croire que notre société moderne repose sur un consensus fragile. « Je pense, dans une certaine mesure, que nous prenons tous pour acquis le fonctionnement de notre pays, la valeur de notre devise, le transfert pacifique du pouvoir, toutes ces choses qui fonctionnent parce que nous pensons qu’elles fonctionnent. Même si je pense que ces choses ont été plutôt résilientes, alors qu’on en a vu beaucoup et que nous allons encore en voir de toutes les couleurs. »

En montant Reddit, une communauté de milliers de fils de discussion devenue l’un des sites les plus populaires du monde, Huffman sait à quel point la technologie altère nos relations avec autrui, pour le meilleur et pour le pire. Il a vu, de ses propres yeux, comment les médias sociaux peuvent grossir les peurs. « “ C’est plus facile pour les gens de paniquer lorsqu’ils sont ensemble ”, a-t-il expliqué, mettant en exergue qu’“ il est plus facile de se rassembler avec Internet ”, si bien que les gens sont au courant des risques émergents. Bien avant que la crise financière fasse la une des journaux, des signes avant-coureurs apparurent dans les commentaires des utilisateurs de Reddit. “ Les gens commençaient à parler des crédits hypothécaires. Ils se faisaient du souci pour les crédits étudiants. La dette, en général, les inquiétait. On pouvait lire souvent : « c’est trop beau pour être vrai. Ça sent mauvais. » Il y a probablement de faux positifs là-dedans aussi. Mais, en général, je pense que c’est un très bon indicateur du sentiment de la population. En ce qui concerne un effondrement basé sur la perte de la foi, nous verrons les premières fissures dans les fondations sur les médias sociaux. ”»

Comment cette peur de l’apocalypse a-t-elle pu germer dans la Silicon Valley, un endroit connu pour sa confiance inébranlable, jusqu’au cliché, de pouvoir changer le monde pour le meilleur.

Ces pulsions ne sont pas aussi contradictoires qu’elles en ont l’air. La technologie récompense la capacité d’imaginer un futur furieusement différent, m’a dit Roy Bahat, patron de Bloomberg Beta, une société de capital-risque basée à San Francisco. « Lorsque vous êtes dans ce milieu, il est normal d’avoir une vision illimitée, ce qui vous mène vers des utopies et des dystopies », m’a-t-il dit. Cela peut inspirer un optimisme radical, comme le mouvement cryonique, qui appelle à la congélation des corps dans l’espoir que la science puisse les ressusciter un jour, ou des scénarios bien plus sombres. Tim Chang, le spécialiste du capital-risque dont les valises sont toujours prêtes, m’a dit : « Mon état d’esprit actuel oscille entre l’optimisme et la peur panique. »

Durant ces dernières années, le survivalisme s’est ancré plus profondément dans la culture mainstream. En 2012, National Geographic Channel a lancé l’émission « Doomsday Preppers », une émission de télé-réalité mettant en scène des Américains se préparant pour ce qu’ils appellent SHTF (« Shit hits the fan », lorsque « la merde atteint le ventilateur »). La première a attiré plus de 4 millions de téléspectateurs, et à la fin de la première saison, la série devenait l’émission la plus populaire de l’histoire de la chaîne. Une enquête commandée par National Geographic a montré que 40 % des Américains pensent qu’accumuler des vivres et des équipements, ou construire un abri antiaérien, est un meilleur investissement qu’une assurance vie.

La réélection de Barack Obama fut une bénédiction pour le secteur du prepping. Les Républicains inconditionnels, qui accusaient Obama d’attiser les tensions raciales, de restreindre les droits à la possession d’armes et d’augmenter la dette, ont fait le plein de fromage frais séché et congelé et de bœuf Stroganoff vantés par des commentateurs comme Glenn Beck et Sean Hannity.

Les peurs étaient différentes dans la Silicon Valley. Au même moment où Huffman, sur Reddit, voyait la crise financière se propager, Justin Kan entendait parler pour la première fois du survivalisme parmi ses pairs. Kan a cofondé Twitch, un réseau de gaming qui a été vendu à Amazon pour près d’un milliard de dollars. « Certains de mes amis disaient que l’effondrement de la société est imminent. Que nous devrions stocker de la nourriture, a-t-il déclaré. J’ai essayé de le faire. Mais nous avons seulement acheté quelques sacs de riz et cinq boîtes de tomates. S’il y avait eu un vrai problème, nous serions morts. » J’ai demandé à Kan ce que ses amis preppers ont en commun. « Beaucoup d’argent et de ressources, m’a-t-il dit. Quelles sont les choses que je peux craindre et comment m’y préparer ? C’est comme une assurance. »

Yishan Wong, l’un des premiers employés de Facebook, fut le CEO de Reddit de 2012 à 2014. Lui aussi s’est fait opérer des yeux pour des motifs survivalistes, éliminant ainsi sa dépendance, comme il l’appelle, « à une aide extérieure non durable pour bénéficier d’une vision parfaite ». Dans un e-mail, Wong m’a écrit : « La plupart des gens estiment que les événements improbables n’ont jamais lieu, or les profils techniques ont tendance à gérer le risque de façon très mathématique. » Il poursuit : « Les preppers avec un profil technique ne pensent pas nécessairement qu’un effondrement est probable. Ils estiment qu’il s’agit d’un événement très incertain, mais avec des conséquences très lourdes. Donc, en fonction des moyens dont ils disposent, ils dépensent une partie de leurs revenus pour se protéger contre cela… ce qui est logique. »

Combien de riches Américains se préparent vraiment à une catastrophe ? Difficile de le savoir précisément, car beaucoup de gens n’aiment pas en parler (l’anonymat n’a pas de prix, m’a déclaré un gestionnaire de hedge fund en déclinant l’interview). Parfois, le sujet émerge de façon inattendue. Reid Hoffman, cofondateur de LinkedIn et investisseur majeur, se souvient avoir dit à un ami qu’il envisageait de visiter la Nouvelle-Zélande. « Oh, vas-tu y souscrire une assurance contre l’apocalypse ? », lui a demandé son ami. Hoffman lui a dit : « Hein, quoi ? » Comme il l’a alors appris, la Nouvelle-Zélande est une destination de choix en cas de cataclysme. Hoffman a expliqué : « Dire que vous achetez une maison en Nouvelle-Zélande, ça correspond à faire un gros clin d’œil, inutile d’en dire plus. Une fois que vous aurez donné la poignée de main maçonnique, ils vous diront qu’ils connaissent un gars qui vend des silos d’ICBM résistants aux radiations, le genre de chose parfaite pour votre future habitation. »

J’ai demandé à Hoffman d’estimer le pourcentage de milliardaires de la Silicon Valley qui ont souscrit à une forme « d’assurance contre l’apocalypse », que ce soit un refuge aux États-Unis ou à l’étranger. « Je dirais plus de 50 %, m’a-t-il répondu. Les motivations humaines sont complexes, je suppose que les gens se disent qu’ils ont désormais un filet de sécurité contre cette chose qui leur fait peur. Ces craintes varient, mais ils sont nombreux à avoir peur, parce que l’intelligence artificielle supprime un nombre grandissant de postes, ce qui pourrait engendrer une réaction violente contre la Silicon Valley, qui est numéro 2 au classement des endroits aux États-Unis où la richesse est la plus concentrée (le sud-ouest du Connecticut est premier). J’ai entendu ce thème sortir de la bouche d’un tas de gens, a déclaré Hoffman. Est-ce que les gens vont se retourner contre les riches ? Vont-ils se retourner contre l’innovation technologique ? Cela va-t-il déboucher sur des troubles civils ? »

Le CEO d’une autre grande société technologique m’a dit : « Nous n’en sommes pas encore au point où les initiés du secteur se disent ouvertement les uns les autres comment ils se préparent en cas d’événement apocalyptique. Mais, cela dit, je pense que c’est logiquement rationnel et prudent. » Il a noté les vulnérabilités exposées par la cyberattaque russe contre le DNC, ainsi que la cyberattaque à grande échelle du 21 octobre qui a perturbé internet en Amérique du Nord et en Europe. « Notre approvisionnement en nourriture dépend du GPS, de la logistique, des prévisions météo, et ces systèmes dépendent souvent d’Internet, et Internet des DNS, le système qui gère les noms de domaine. »

De l’autre côté du pays, des conversations tout aussi étranges ont lieu dans les cercles financiers. Robert H. Dugger travaillait en tant que lobbyiste du secteur financier avant de devenir partenaire du hedge fund Tudor Investment Corporation en 1993. Après 17 ans, il a pris sa retraite pour se focaliser sur la philanthropie et ses investissements. « Chaque personne dans cette communauté connaît des gens qui s’inquiètent de voir l’Amérique se diriger vers une sorte de révolution russe », m’a-t-il confié.


Lisez la deuxième partie de cet article

 

yogaesoteric
30 novembre 2019

 

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