Rencontre de Jean-François Marmion avec Antonio Damasio : La conscience est née des émotions

 

Il a déjà montré que les émotions sont indispensables à la validité des raisonnements. Dans son ouvrage L’Autre moi-même. La construction du cerveau conscient, Antonio Damasio estime qu’elles pourraient être à l’origine de la conscience humaine et animale.

Antonio Damasio se trouve à deux pas du Panthéon. Au sens propre : c’est là que nous avons eu rendez-vous, chez son éditrice française. Au sens figuré, ce n’est pas faux non plus : rarement les travaux d’un psychologue auront aussi rapidement bousculé ce que nous croyions savoir de l’être humain. La théorie des marqueurs somatiques a pris de court ses collègues, en démontrant que, contre toute attente, raison et émotion ne s’opposent pas.

Sans émotion, nos raisonnements sont biaisés et nos choix les plus simples peuvent déboucher sur des décisions aberrantes. La dichotomie passions/raison constituait l’erreur de Descartes qui donna son titre au classique premier ouvrage de Damasio, en 1994.

Depuis, si l’exigence de ses ouvrages ne l’impose pas comme un vulgarisateur, ses travaux ont consolidé son statut de pionnier en lui faisant aborder des thèmes longtemps douteux aux yeux des neuroscientifiques : comment se forme la conscience, ou encore qu’est-ce que la créativité ou le sens artistique…

Professeur adjoint au Salk Institute de La Jolla, directeur du Brain and Creativity Institute de l’université de Californie du Sud, il publie le livre, L’Autre moi-même. La construction du cerveau conscient (Odile Jacob, 2010), où il développe l’idée que la conscience ne serait pas le produit sophistiqué des régions les plus récentes et les plus évoluées de notre cerveau, mais des plus anciennes, là où naissent… les émotions, justement !

Il propose également notamment un nouveau concept, celui du modèle de convergence/divergence, visant à expliquer comment nous enregistrons et récupérons des souvenirs en mémoire. À mon arrivée, son attachée de presse m’a annoncé qu’il a remporté une consécration supplémentaire avec le prix Honda, décerné à des scientifiques triés sur le volet. Affable, il se livre à une démonstration patiente dans un français fluide, en griffonnant des croquis pour mieux se faire comprendre.

Q :
Votre hypothèse des marqueurs somatiques vous a valu plusieurs récompenses, dont à présent le Prix Honda. À l’origine, n’avait-elle pas pourtant déclenché une certaine hostilité ?

R : Je ne parlerais pas d’hostilité, mais de surprise. Avant la publication de L’Erreur de Descartes, des collègues se demandaient pourquoi j’étudiais les émotions, qui leur semblaient des phénomènes très simples, animaux. Le grand sujet, c’était la raison. Je faisais pitié : « Le pauvre, il est malade… » La théorie a suscité un intérêt graduel : L’Erreur de Descartes se vend plus qu’autrefois, ce qui est contraire aux carrières ordinaires des livres. S’il a fallu quelques années pour que les gens s’en imprègnent, ils acceptent à présent que l’émotion occupe une grande place dans notre comportement. Je pense qu’il en ira de même pour la convergence/divergence, que je défends dans ce nouveau livre. C’est une hypothèse que j’ai émise pour la première fois en 1989, dans un article de la revue Cognition. Elle non plus, à défaut d’hostilité, n’avait pas déclenché d’enthousiasme exagéré… Mais, de plus en plus d’auteurs s’y intéressent.

Q :
Ainsi, même les organismes unicellulaires auraient déjà la possibilité de faire émerger la conscience ultérieurement, si ce mécanisme est sélectionné pour leur espèce ?

R : Exactement. Tout ce qui se passe chez une cellule vivante anticipe ce dont seront capables les grands systèmes neuronaux sous-tendant la conscience. On peut dire que la conscience est ce qui nous permet de comprendre, rétroactivement, de tels systèmes. Et de créer un nouveau niveau de régulation : le niveau socioculturel. Car la culture, elle aussi, est orientée vers l’homéostasie. L’idée que je défends est que la morale, la justice, la médecine, les arts, la technologie… n’existent que pour régler notre vie d’une façon plus convenable. Ce n’est pas un hasard si la morale existe, c’est parce que des créatures éprouvent le besoin d’harmoniser la vie en société pour éviter des excès préjudiciables à la survie. La compassion, la culpabilité, l’admiration, la honte… ont des précurseurs chez les animaux, pourtant dépourvus de langage et d’histoire.

Q :
Cela rappelle la théorie du gène égoïste de Richard Dawkins, où tout ce qui nous paraît le plus évolué dans notre pensée ou notre société serait, à notre insu, au service des parties les plus infimes et les plus originelles de notre corps…

R : C’est absolument correct. Mais avec le développement de la conscience et de la culture, quelque chose de nouveau apparaît et nous donne la possibilité de dire non : dans la jungle, il est préférable de tuer, mais dans notre culture, il est possible de résister. À l’échelle mondiale, nous disons non à des choses auxquelles il serait pourtant très simple de dire oui, comme le refus de l’esclavage, ou les dégradations du climat. La culture est un niveau d’organisation inspiré par le biologique, mais avec des degrés de liberté nous permettant de détourner le système, et même de nous révolter contre lui.

Q :
Mais cette possibilité de se révolter était-elle inscrite, comme la conscience, dès l’origine ? Est-on déterminé à se révolter ?

R : C’est une question sans réponse. Je me la pose souvent : le système est-il organisé de telle sorte que la révolte y était déjà inscrite ? J’ai parfois l’impression que c’est le cas. Dans mes jours romantiques, je préfère penser que non ! Mais je ne suis pas sûr…

Q :
Que pensez-vous de certaines dérives afférentes aux neurosciences, comme lorsqu’il est question que des données en imagerie cérébrale soient utilisées dans un contexte judiciaire, par exemple en guise de détecteur de mensonge dernière génération ?

R : Il n’est actuellement pas possible d’utiliser les données des neurosciences pour une application judiciaire directe. Le problème devra être étudié en détail dans le futur, et le plus rapidement possible. Mais nous savons déjà, par exemple, que si quelqu’un a tué en étant atteint d’une tumeur au cortex préfrontal, il est possible que l’impulsivité du crime s’explique par la tumeur. Est-il innocent pour autant ? Non, il est coupable. Et la société a tous les droits de se protéger de cet individu et de sa récidive possible. Cependant, on ne peut le considérer comme strictement égal à un meurtrier qui aurait planifié son crime à plein escient. Il faut donc le traiter comme un malade. Pour autant, un meurtrier sans tumeur peut avoir des raisons neuroscientifiquement explicables de s’être comporté ainsi : un problème génétique peut avoir mal organisé son cortex préfrontal ventromédian, qui lie raison et émotion… Il s’agit donc d’un sujet extrêmement complexe, et nous n’en sommes qu’au début. La justice doit suivre les avancées des neurosciences, elles-mêmes devant étudier ces problèmes. Mais nous ne sommes pas encore au point de dire à la justice ce qu’elle doit faire. Ce serait prématuré.

Q :
Mais des prévenus sont déjà condamnés à cause d’arguments d’ordre neurologique, par des juges qui n’attendent pas du tout de maîtriser le sujet ! La société va plus vite que la science…

R : C’est un vieux problème, qui se pose également de manière récurrente dans le champ de la santé avec, par exemple, l’utilisation de la lobotomie préfrontale aux États-Unis. Des gens demandaient ce traitement, y compris pour leurs enfants : « Mon fils est psychopathe, donnez-lui une lobotomie ! » Ce fut fait très souvent, et parfois plusieurs fois sur le même individu, quand les résultats n’étaient pas encore assez probants. Là aussi, avec une base scientifique valable, on a voulu aller trop vite. Tout le monde doit donc contribuer à la réflexion, l’État comme les scientifiques.

 

yogaesoteric
8 mars 2019

 

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