Mircea Eliade : Introduction au tantrisme (1)

Extrait de « Approches de l’Inde. Tradition & Incidences »
Dir. Jacques Masui. Cahiers du Sud, 1949

Le tantrisme a été la dernière découverte de la science occidentale. Si le védisme, le brahmanisme et le bouddhisme sont connus et assidûment étudiés en Occident depuis plus d’un siècle, l’étude du tantrisme est à peine amorcée. Une partie seulement des textes tantriques ont été édités, très peu ont été traduits et l’analyse critique, historique et philosophique de ses doctrines et de ses rituels n’en est qu’à ses débuts. Actuellement, il n’existe pas un seul ouvrage d’ensemble sur le tantrisme, tandis qu’on trouve une dizaine d’excellentes monographies sur le védisme, le brahmanisme et le bouddhisme.

A quoi tient ce retard, ou, disons le mot, cette négligence de l’indianisme occidental ? En premier lieu, à la structure même du phénomène tantrique – phénomène difficilement compréhensible pour un Occidental qui n’a pas encore pénétré les autres grandes synthèses antérieures de la spiritualité indienne. Le tantrisme est, en effet, la dernière création de l’Inde. En lui se concentrent, s’interpénètrent et se fécondent réciproquement toutes les traditions, spirituelles de l’Inde, depuis la plus ancienne en date, le ritualisme védique, jusqu’à la plus récente, la mystique vishnouïte.

Mais cette concentration de multiples traditions ne veut pas dire syncrétisme. Il s’agit, sans doute aucun, d’une nouvelle synthèse ; on peut même dire de la plus grandiose création spirituelle de l’Inde post-bouddhiste. Les premiers savants occidentaux qui ont approché les textes tantriques n’ont pas reconnu au prime abord l’importance de ce mouvement religieux.

D’une part, ils ne disposaient pas encore d’une connaissance précise des doctrines, des techniques, et, qui plus est, des lexiques secrets tantriques ; d’autre part, ils ont jugé, un peu trop rapidement, la littérature tantrique avec les préventions d’un Occidental du XIXe siècle : ils se sont rebiffés devant ce qu’ils appelaient le fatras et le galimatias des textes tantriques, qu’ils ont considérés comme une somme ennuyeuse de rituels absurdes ou puérils ; ensuite ils ont été indignés devant certains aspects aberrants du rituel tantrique, en premier lieu les cérémonies sexuelles, qu’ils ont interprétées à la lettre et qu’ils ont confondues avec les vulgaires orgies qu’on rencontre aussi en Inde comme on les rencontre un peu partout dans le monde archaïque. Ce n’est que très récemment qu’on a commencé à comprendre que les pratiques secrètes ne sont pas toujours infâmes, et qu’elles ne sont pas dépourvues du plus haut intérêt philosophique.

Pendant plusieurs générations, l’Occident a considéré le tantrisme comme une luxuriante et dangereuse dégénérescence de la spiritualité indienne. Jusqu’en ces dernières années, parler du tantrisme était regardé comme une preuve de mauvais goût. Je crois que nous avons le droit de réagir contre ce préjugé qui, en somme, reflète la mentalité positiviste et moralisante de l’Européen moyen de la fin du XIXe siècle. Bien qu’il s’agisse d’un phénomène spirituel étranger à nos traditions et, par conséquent, difficile à comprendre et à assimiler, le tantrisme représente une noble et audacieuse création de l’esprit indien ; en l’occurrence, du même esprit indien qui nous a donné les UPANISHADS, le Bouddhisme et le Védânta. Du point de vue de la structure il n’y a aucune solution de continuité des UPANISHADS au tantrisme. Les données du problème sont restées les mêmes, elles se résument dans l’ambiguïté du « réel » et l’illusion du dualisme. Ce qui a changé ce sont les moyens de résoudre ce problème classique de la pensée indienne : ils ne consistent plus uniquement dans la connaissance métaphysique promulguée par les UPANISHADS et le Védânta, mais font intervenir les techniques rituelles et yogiques ; autrement dit, les instruments spirituels les plus sûrs pour la conquête du réel.


Le terme « tantrisme » est, en lui-même, assez vague. Le mot tantra – littéralement « trame » – signifie entre autres choses « théorie, doctrine, système ». Il est difficile de préciser quand ce terme a pris, dans le sanskrit et les langues vernaculaires indiennes, le sens particulier qu’il possède – aujourd’hui. D’ailleurs, le tantrisme bouddhiste a un nom spécial, VAJRAYANA, tout comme le tantrisme hindouïste était connu au moyen âge plutôt sous le nom de ÇAKTISME, ÇIVAÏSME et SAHAJA. Ce qu’on appelle communément tantrisme ne se laisse pas facilement définir en quelques mots, car il existe une multitude d’écoles et de courants tantriques en perpétuelle osmose : il y a, en premier lieu, les deux grandes traditions, le tantrisme bouddhiste, le VAJRAYANA, et le tantrisme hindouïste. En dépit de toute cette énorme efflorescence, en dépit de ce pullulement d’écoles et de sectes, quelques principes communs sont à la base de chacune des innombrables formes du tantrisme. Étant donné le peu d’espace dont nous disposons, c’est uniquement de ces principes fondamentaux que nous pourrons nous occuper dans les pages qui suivent.

Historiquement, la littérature tantrique bouddhiste, à savoir le VAJRAYANA, commence à s’affirmer à partir du vie siècle de notre ère, mais c’est seulement entre le VIIIe siècle et le IXe siècle que l’Inde entière, bouddhiste ou brâhmaniste, tombe sous l’emprise de ce qu’on pourrait appeler la « vogue tantrique ». Mais les questions de chronologie sont loin d’être entièrement élucidées. Des principes et des méthodes tantriques se rencontrent dans certaines écoles bouddhistes bien avant le VIIIe siècle, et des savants très distingués croient pouvoir fixer les débuts de la littérature tantrique au IIe siècle après Jésus-Christ. Quoi qu’il en soit, et comme il arrive toujours dans l’Inde, les choses qui paraissent, à première vue, si nouvelles dans le tantrisme sont en fait assez anciennes. Pratiquement, il n’y a presque rien dans le tantrisme qui ne se trouve déjà, sous une forme plus ou moins élaborée, dans le védisme, le brahmanisme ou le bouddhisme. En effet, par exemple, le secret de l’initiation et de la doctrine révélée est déjà védique ; le ritualisme est un caractère distinctif du brahmanisme ; les méditations et les contemplations appartiennent au domaine pan-indien du YOGA ; l’iconographie et le panthéon sont aussi bien bouddhistes qu’hindouïstes ; la physiologie mystique est à la base du HATHA-YOGA ; l’érotique mystique n’est pas inconnue dans les textes brahmaniques, etc. Même quand il s’agit d’un élément religieux nettement extra-védique et extra-brâhmanique, comme la présence prédominante de la Grande Déesse, cet élément, bien que non aryen, est toujours autochtone et archaïque ; en l’occurrence, il représente l’apport fondamental de la spiritualité aborigène, anaryenne, à la spiritualité hindouïste.

Ainsi, aux yeux des non prévenus, le tantrisme donne l’impression d’un mélange de vieilles traditions, quand en réalité il est une refonte totale de tous ces éléments, une synthèse faite en vue de satisfaire les besoins religieux et philosophiques de l’Hindou de l’âge moderne. L’expression : « besoins religieux et philosophiques » doit être comprise dans le sens indien du terme et signifie avant tout l’obligation de résoudre le problème de la souffrance et de l’ignorance, et d’obtenir, à tout prix, l’illumination suprême, qui équivaut à la délivrance et à la béatitude.


Quant à la désignation : « l’âge moderne », nous la comprenons dans le sens du KALI-YUGA, « l’âge ténébreux » qui a commencé il y a bien longtemps et dont le terme, toujours d’après la tradition indienne, n’est plus très éloigné. Quantité de textes tantriques précisent que leur doctrine a été révélée par la Déesse spécialement à l’usage de l’homme moderne, de l’homme du KALI-YUGA, c’est-à-dire de l’homme déchu. De ce point de vue, on peut dire que le tantrisme représente la doctrine et la technique spirituelle traditionnelles adaptées aux conditions et aux besoins de cet âge crépusculaire. C’est pour cette raison que dans le tantrisme on reconnaît tant d’éléments archaïques, soit hindouïstes, soit bouddhistes, bien que leur valorisation proprement tantrique leur confère une tout autre importance.

Pour simplifier notre exposé, nous allons rappeler les principes et les techniques tantriques non pas dans l’ordre de leur importance, ni dans celui de leur révélation au cours de l’initiation, mais en tenant compte en premier lieu de quelques traits spécifiques que nous voulons mettre particulièrement en valeur. Comme toute doctrine véritable, le tantrisme est révélé uniquement par une initiation du maître au disciple. La copieuse littérature tantrique ne sert que de commentaire aux vérités révélées directement par le guru. La vraie doctrine, qui est secrète, se transmet de vive voix, d’homme à homme ; littéralement traduit « de bouche en bouche » (VAKTRAT VAKTRANTARAM), comme dit le KULACHUDAMANI TANTRA. « Le secret doit être bien gardé des PAÇU », des « bêtes », des non-initiés, affirme le même texte. Les TANTRIKAS font toujours la distinction entre le sens « extérieur » (BAHYA) et le sens « intérieur » (ADHYAT-MIKD) d’un texte ; le premier sens est littéral, le deuxième occulte.

C’est pour une raison similaire qu’une partie considérable des textes tantriques ayant trait aux rites secrets est rédigée en un langage caché, la SANDHYA BHASHA, un « langage crépusculaire », devenant, de ce fait, presque inintelligible sans l’aide d’un initié. La caractéristique de ce « langage crépusculaire » est la multivalence de significations. Il s’agit d’utiliser la clé exacte pour pouvoir déchiffrer le sens précis du rituel proposé. Car, dans ce langage obscur à double sens, un état de conscience est exprimé par un terme érotique et la terminologie physiologique est riche en valeurs cosmologiques. C’est ainsi que le « lotus », symbole métaphysique par excellence, est interprété, dans le langage secret, comme BHAGA, matrice. Le « foudre », VAJRA, signifie LINGA mais aussi ÇUNYA, le vide métaphysique. Une veine désigne aussi bien un « organe mystique » qu’une position yogique ou un état de conscience. Par conséquent, des textes en apparence de la plus haute portée spéculative ont une signification occulte érotique, et vice-versa. Voici comme exemple de la première catégorie un vers du DOHA-KOÇA (d’après Shahidullah) : « L’immobile englobe la pensée de l’illumination malgré la poussière qui l’orne. On voit la graine du lotus, naturellement prise dans son propre corps. » Le commentaire sanskrit explique ce vers de la façon suivante : si dans le MAITHUNA, c’est-à-dire pendant l’union sexuelle cérémonielle, le ÇUKRA reste sans émission, la pensée aussi reste immobile.


Et voici maintenant un deuxième exemple. Un vers du TANTRA-TATTVA nous assure que si : « En buvant, en buvant, en buvant toujours de nouveau on tombe sur terre, et si on se lève et qu’on boit de nouveau – on élude le risque d’une autre existence, d’une existence nouvelle », c’est-à-dire on obtient la libération suprême. Le commentaire explique : « Pendant le premier stade de la SATCAKRA SADHANA (la technique yogico-tantrique de la pénétration des six centres nerveux appelés CAKRA), le néophyte (SADHAKA) ne peut pas suspendre son souffle pour un temps suffisamment long qui seul lui permettrait de pratiquer la concentration et la méditation (prévue) dans chacun de ces (six) centres. Il ne peut pas, par conséquent, retenir la KUNDALINI dans (la veine mystique médiane) SUSHUMNA au-delà de sa capacité d’arrêter son souffle (KUMBHAKA). Dès lors, il est obligé de revenir sur la terre – ce qui signifie dans le MULADHARA CAKRA (qui se trouve à la base de l’épine dorsale et qui est le centre de l’ “ élément terre ”), après avoir bu l’ambroisie céleste. Le néophyte doit pratiquer cet exercice bien des fois, et par une pratique continue la cause d’une nouvelle existence (c’est-à-dire le désir) est définitivement éloignée. »

On se rend compte, d’après ces deux exemples, de l’extrême difficulté de bien comprendre le sens occulte d’un texte tantrique. Toutes les mesures pour égarer les non-initiés ont été prises. Il faut ajouter que la nature même de la discipline tantrique oblige l’auteur d’un texte pareil à employer la SANDHYA-BHASHA, le « langage crépusculaire ». Car une initiation tantrique peut s’accomplir à des niveaux différents bien qu’homologables. C’est ainsi que certaines écoles tantriques ne pratiquent que très rarement, et uniquement dans des circonstances exceptionnelles, le rituel de l’union cérémonielle – tandis que d’autres écoles, notamment la SAHAJYA, fondent sur le MAITHUNA le principe même de leur initiation. Néanmoins, les textes de ces différentes écoles sont utilisables par n’importe quel TANTRIKA. Car la vérité révélée est la même, soit qu’on la réalise en la compagnie d’une mudrâ ou d’une NAYIKA, d’une femme réelle, soit directement par la pensée. En guise d’illustration, nous signalerons qu’il est toujours malaisé d’interpréter le terme DOMBI, qui désigne la « blanchisseuse », prototype d’une femme de basse caste. On ne peut douter que dans bien des rituels les femmes de basse caste jouent un rôle. Cependant dans le lexique secret des DOHAKOÇA, DOMBI signifie NAIRATMA, inexistence du moi, ou bien ÇUNYA, la « vacuité ». Un texte comme le suivant : « O DOMBI ! tu as tout souillé !… Certains te disent laide, mais les sages te retiennent contre leur poitrine… O DOMBI ! il n’est pas de plus dissolue que toi !… » un tel texte peut être interprété comme se référant à une expérience réelle, ou à une expérience extatique provoquée par la brusque découverte de la vacuité universelle.


Cette même ambiguïté quant à la structure de l’expérience, on la rencontre dans tous les autres rituels tantriques. On constate une permanente interpénétration des niveaux du réel. Plus exactement, le TANTRIKA s’efforce de s’ancrer, au début, dans le concret le plus immédiat – et de le transfigurer par la suite ; en d’autres termes, de réanimer les énergies cosmiques endormies dans les objets rituels qui l’entourent. Aussi, l’initiation et les cérémonies tantriques accordent-elles une importance de premier ordre aux icônes, aux statues, aux objets rituels (vases, fleurs, encens, etc.). Mais il s’agit toujours de transfigurer ces objets et de retrouver leur véritable essence, qui est, inutile de le répéter, une essence cosmologique. L’exacte prononciation des formules sacrées, MANTRA ou DHARANI – formules et prononciation révélées par le guru aux divers degrés de l’initiation – acquiert dans le tantrisme un rôle capital. Ces formules mystiques, ces liturgies orales ou mentales, formées parfois d’onomatopées, ou de mots inintelligibles, y deviennent un véhicule de la concentration. Un texte canonique comme la SADHANAMALA n’hésite pas à exalter le pouvoir vraiment illimité de ces « mots mystiques » : « Qu’y a-t-il que l’on ne puisse pas réaliser par les MANTRAS, si ceux-ci sont appliqués conformément aux règles ? » Le MANTRA LOKANATHA, entre autres, peut absoudre des plus grands péchés et le MANTRA EKAJATA est si puissant que, au moment même où il se prononce, l’homme est à l’abri de tout danger et atteint la sainteté de Bouddha. Toutes les SIDDHIS, les pouvoirs mystiques, de n’importe quelle sorte – depuis le succès dans l’amour jusqu’à la réalisation du salut – sont obtenues par de telles formules mystiques.

(à suivre)

yogaesoteric
22 janvier 2018

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