Jeunes filles et réseaux sociaux : des corps sous influence

Jusqu’à quel point le monde parfait des réseaux sociaux modèle-t-il les envies des jeunes filles en matière de médecine esthétique et de chirurgie plastique ? Éclairages des experts sur un phénomène en plein essor.

 

Les professionnels sont formels : youtubeuses et instagrameuses font la pluie et le beau le temps sur les goûts des jeunes filles. Elles sont belles, drôles et on a terriblement envie de leur ressembler. Des lèvres, forcément pulpeuses, aux fesses en mode Kim Kardashian. « Les adolescentes et jeunes adultes sont branchées en permanence sur une poignée d’influenceuses qu’elles désirent imiter en tout », constate Valérie Leduc. Depuis 2018, la médecin angiologue voit rajeunir comme par magie la clientèle de son cabinet parisien de médecine esthétique. « Il suffit qu’une de mes clientes influenceuses mette en avant une prestation pour que je reçoive une pluie de demandes via les réseaux sociaux. »

Pour preuve, une étude relayée par Le Parisien révèle que les 18-34 ans font désormais plus de chirurgie esthétique que les 50-60 ans.

En vogue ? Les traitements contre l’acné rosacée ou les pores dilatées pour avoir une belle peau sur l’écran, la cryothérapie ciblée contre la cellulite et même… les injections de botox ou d’acide hyaluronique. « Dès 18 ans, elles veulent être parfaites, toute suite. Leur pire ennemi : une ride du lion – la petite ligne au milieu du front, même si elle n’apparaît que légèrement, uniquement quand elles froncent les sourcils. Je dose les injections pour ne pas qu’elles aient le front figé. Et elles sont ravies », confie la pro.

Bouche repulpée, augmentation du fessier : voici la génération selfies

Même constat côté actes de chirurgie plastique. « Elles se font opérer de plus en plus jeunes, génération selfies oblige. Les filles passent un temps fou sur les forums à comparer leur corps sous toutes les coutures », constate le Dr Arnaud Petit, chirurgien esthétique parisien. « Elles viennent accompagnées de leur copine qui a déjà fait l’intervention, ou qui projette de se l’offrir après ; toutes veulent affiner leur silhouette, avoir une taille de guêpe et un derrière rebondi ; des demandes images à l’appui, avec parfois les volumes qu’elles désirent ! Or, ça ne marche pas comme ça », tempère le chirurgien. Par exemple, pour les seins, il faut prendre en considération la taille du thorax, trouver une adéquation entre la prothèse et votre anatomie pour avoir un résultat beau et le plus naturel possible. « On ne rentre pas dans une chaussure à trois pointures au-dessus de notre taille. Et inversement. On explique, on modère et elles comprennent très vite. »

Les actes les plus prisés ? Le repulpage de la bouche et, de plus en plus, le lifting de la lèvre supérieure. Cette technique permettant à celles qui ont des lèvres fines, un peu pincées, de gagner en « lèvre rouge » a été vulgarisée sur les réseaux. La rhinoplastie pour affiner le nez ou gommer une bosse a bonne presse. Les prothèses mammaires restent très prisées, notamment chez des jeunes filles à petite poitrine. L’augmentation des fesses par lipofilling (injection de graisse récupérée sur la personne) arrive en pic des demandes. « Il faut souvent les raisonner. Il est impossible de trouver deux litres de graisse sur un corps qui pèse 50 kg. Parfois, elles ont déjà de belles fesses et en veulent toujours plus. Le fait qu’un professionnel attire leur attention sur leurs atouts physiques les aide parfois à changer d’avis. »

Une comparaison corporelle amplifiée par les images

Pour le psychologue et psychanalyste français Michaël Stora, la convergence des quêtes esthétiques des jeunes filles n’a rien de nouveau. « L’adolescence est une période de grande fragilité quant à l’estime de soi, et surtout l’image de soi ; celle-ci se construit dans le regard de ses pairs, et non plus des parents. La question de la popularité est toujours arrivée en tête des préoccupations dans les cours de récréation. Les réseaux sociaux facilitent mais amplifient aussi le phénomène », explique le fondateur-président de l’Observatoire des mondes numériques en sciences humaines (OMNSH) et auteur avec Anne Ulpat du livre Hyperconnexion. Selon lui, l’essor de facebook et de son avatar instagram gomme la richesse propre à la différence : derrière le « self branding », chacun cherche finalement à ressembler aux autres. Ados et jeunes adultes sont pris au piège de ce clonage, aussi bien dans la pose que dans l’utilisation des filtres.

Autre écueil : ces réseaux sont issus d’une philosophie de vie américaine où tout doit sonner « amazing » ; il faut en permanence aller bien et être performant. « Ce moi idéalisé est très tyrannique », pointe le psychologue. Les jeunes sont psychiquement épuisées parce qu’elles se doivent d’être à l’image de certaines influenceuses, qui leur donnent l’illusion d’une proximité. Elles-mêmes sont épuisées, car elles doivent être toujours au top. Cette course effrénée aux like existe à tous les étages, comme l’explique le Dr Arnaud Petit. « Une youtubeuse m’a demandé une rhinoplastie afin d’être plus belle à la caméra et augmenter son suivi. J’ai répondu à sa demande car elle avait un bénéfice professionnel direct à affiner son nez mais ce n’est pas toujours le cas. »

Jugement déformé et dysmorphie Snapchat


 

Les réseaux sociaux entretiennent un flou grandissant entre fantasme et réalité. Exposées plusieurs heures par jour à des images retouchées à grand renfort de filtres, les jeunes filles ne sont pas toutes satisfaites à l’issue d’un acte. Mélanie, 24 ans, trace une frontière temporelle entre sa vie avant Instagram, où elle avait confiance en elle, et la nouvelle, après quelques années passées sur le réseau social. « J’ai commencé à douter de moi, à me trouver grosse, alors que je ne le suis pas. L’une des influenceuses que je suivais faisait de la pub pour une clinique parisienne qui proposait le Coolsculpting (de la cryolipolyse), avec une première séance gratuite », retrace la jolie jeune femme. Après plusieurs séances, elle est déçue par la prestation. « Et j’y ai laissé 900 euros ! Je me répète souvent que je ne succomberai plus à ces sirènes, mais en réalité, je crois que si j’avais les moyens financiers, j’aurai davantage recours à la médecine esthétique. Il y a toujours des petites choses que l’on a envie de corriger sur soi, c’est sans fin », confie-t-elle. « Certaines de mes copines n’hésitent pas à prendre des crédits bancaires pour s’offrir l’opération de leurs rêves. »

A en croire Arnaud Petit, les françaises restent protégées d’elles-mêmes par la « French Aesthetic Touch »: si, côté anglosaxon, les actes de chirurgie plastique sont abordés dans une logique de consommation, en France, beaucoup de chirurgiens plastiques se refusent à transformer radicalement un visage ou un corps aux fins d’une simple quête esthétique. « Certaines filles sont très belles et n’ont aucun intérêt à une chirurgie, je ne fais donc rien sur elles car cela leur nuirait plus qu’autre chose », pose le chirurgien qui prend aussi de la distance vis à vis des logiciels de simulation mis à disposition de sa profession : « j’ai remarqué que les images issues de ces logiciels ne garantissent pas toujours un rendu “ naturel ”, que je recherche par-dessus tout. Je dois donc parfois mettre en garde mes clientes contre ces images trompeuses. Il faut établir une relation de confiance et leur faire prendre conscience de leurs atouts. »

Beaucoup de jeunes filles se débattent avec cette tyrannie de l’image. Pathologie extrême dérivée de ce mal être, la dysmorphie corporelle est une préoccupation excessive concernant un défaut de l’apparence physique. Au point de vouloir se faire opérer à tout prix. Un nez plus fin, des lèvres plus charnues… Outre Atlantique, les chirurgiens esthétiques voient défiler de plus en plus de personnes atteintes de ce que l’on appelle la « dysmorphie snapchat ». Ou quand la personne s’adonne à la chirurgie plastique pour ressembler à la version retouchée d’elle-même. « On est dans une forme pathologique extrême provoquée par la course à l’idéal », commente Michaël Stora. « Mais en France, ces cas sont rarissimes. » Pour l’instant.

Un frein à la construction de soi

Selon Michaël Stora, à un moment ou un autre, les réseaux sociaux font du mal au travail que les adolescentes doivent réaliser intérieurement. À l’heure où la jeune fille doit se construire et accepter son nouveau corps, le désir irrésistible de ressembler à des modèles parfaits est forcément douloureux. D’autant que certaines accusent un léger surpoids lié aux bouleversements hormonaux. Sans parler de la dose de négatif propre à cette période charnière : la souffrance, les plaintes et autres deuils ne peuvent pas s’exprimer, se transformer. « Il est difficile d’être ado aujourd’hui. Les jeunes évoluent dans un univers très violent. D’où certains qui décident de rompre avec tous les réseaux sociaux, parce qu’ils n’en peuvent plus », évoque le psychologue.

Ainsi, la chanteuse québécoise Cœur de Pirate s’est confiée récemment dans un long message sur Instagram à propos de ses troubles de dysmorphie : « si vous êtes comme moi, c’est important de se déconnecter du média qui pose problème et de se ressourcer pour se préserver. » Autre manière d’échapper à la dictature de l’image : le second degré. Une ironie que Freud nommait le trait d’esprit. « Face au poids de l’idéal, l’ado se moque d’elle-même avant même que l’on se moque d’elle ». Cela peut donner des mises en scène drôles ou décalées sur les réseaux sociaux. Une manière créative de prendre de la distance face aux écrans. Et du recul sur soi !
 

yogaesoteric

25 juillet 2019

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