Jiddu Krishnamurti – Un maître qui a marqué les esprits et les cœurs (4)
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Une autre fonction de l’éducation est de créer de nouvelles valeurs. Se borner à inculquer à l’esprit de l’enfant des valeurs établies c’est le conformer à un idéal, le conditionner, sans éveiller son intelligence. L’éducation est intimement reliée à la crise mondiale actuelle et l’éducateur qui perçoit les causes de cet universel chaos devrait se demander comment éveiller l’intelligence des jeunes et aider ainsi la nouvelle génération à circonscrire les conflits et les désastres. Il doit accorder toute sa pensée, tout son soin et son affection à la création d’un milieu adéquat et au développement de la compréhension, de sorte qu’en atteignant leur maturité les individus puissent aborder avec intelligence les problèmes qui surgiront devant eux. Mais, en vue de cette action, l’éducateur doit se comprendre lui-même au lieu de s’appuyer sur des idéologies, des systèmes, des croyances.
Il faut cesser de penser en termes de principes et d’idéals. On doit s’occuper des choses telles qu’elles sont. Car c’est cette considération de « ce qui est » qui éveille l’intelligence ; et l’intelligence de l’éducateur est bien plus importante que sa connaissance d’une nouvelle méthode d’éducation. Pour celui qui applique une méthode, même si celle-ci a été mise au point par une personne intelligente et réfléchie, c’est la méthode qui devient importante et l’enfant ne compte que par rapport à elle. On mesure et on classifie les enfants et ensuite on les instruit selon un code. Ce procédé peut être commode pour l’éducateur, mais ni l’application d’un système ni la tyrannie de l’opinion et de l’érudition ne peuvent créer des êtres humains intégrés.
L’éducation dans le vrai sens de ce mot consiste à comprendre l’enfant tel qu’il est, sans lui imposer l’image de ce qu’on pense qu’il devrait être. L’enfermer dans le cadre d’un idéal c’est l’encourager à s’y conformer, ce qui engendre en lui la peur en même temps qu’un perpétuel conflit entre ce qu’il est et ce qu’il devrait être. Et tous les conflits intérieurs ont une manifestation extérieure, dans la société. Tout idéal est une véritable barrière à la compréhension qu’on peut avoir de l’enfant et à celle qu’il peut avoir de lui-même.
Les parents qui désirent réellement comprendre leur enfant ne le regardent pas à travers l’écran d’un idéal. S’ils l’aiment, ils l’observent, ils étudient ses tendances, son caractère, ses particularités. Seuls les parents qui n’aiment pas leur enfant lui imposent un idéal, car c’est alors leur ambition qu’ils s’efforcent de satisfaire en lui, voulant qu’il devienne ceci ou cela. Si l’on aime, non pas l’idéal, mais l’enfant, il y a alors une possibilité de l’aider à se comprendre tel qu’il est.
Si l’enfant est menteur, par exemple, à quoi bon mettre devant lui l’idéal de vérité ? Mais l’on doit découvrir les raisons pour lesquelles il ment. Pour aider l’enfant, on doit lui consacrer le temps qu’il faut pour l’étudier et l’observer. Et cela demande de la patience, de l’amour, de la constance. Mais lorsque l’on n’a ni amour ni compréhension, on contraint l’enfant à se fixer dans une certaine façon d’agir, qu’on appelle idéal.
Un idéal est donc une évasion commode : l’éducateur qui a un idéal est incapable de comprendre ses élèves et de les diriger intelligemment, car, pour lui, le futur idéal, « ce qui devrait être », est bien plus important que l’enfant présent. La poursuite d’un idéal exclut l’amour, et sans amour aucun problème humain ne peut être résolu.
Le bon éducateur est celui qui ne s’attache pas à une méthode mais qui étudie chaque élève individuellement. Dans les rapports avec les enfants et les adolescents on n’a pas affaire à des mécaniques qui peuvent être rapidement réparées, mais à des êtres vivants impressionnables, versatiles, sensitifs, craintifs, affectueux. Et pour s’en occuper, il faut posséder une grande compréhension, la force de la patience et de l’amour. Lorsque celles-ci font défaut, on a recours à des remèdes faciles et rapides et espérons en obtenir des résultats merveilleux et automatiques. Si on est distraits, mécanisés dans son comportement et dans ses actions, on recule devant tout appel qui dérange soi-même et auquel on ne peut pas répondre par des automatismes. Et c’est là une des plus grandes difficultés en éducation.
L’enfant est le résultat à la fois du passé et du présent. Il est donc déjà conditionné. Si on lui transmette ses arrière-plan de conditionnement, on perpétue en même temps son conditionnement et le sien. Il ne peut y avoir de transformation radicale que lorsqu’on comprend son conditionnement et en est libre. Entreprendre des discussions sur l’éducation cependant qu’on est conditionné soi-même est tout à fait futile.
Lorsque les enfants sont jeunes, on doit naturellement les protéger des dangers matériels et éviter qu’ils se sentent physiquement dans un état d’insécurité. Mais, malheureusement, on ne s’en tient pas là. On veut modeler leur façon de penser et de sentir, on veut les former selon ses aspirations et ses intentions. On cherche à s’accomplir en ses enfants, à se perpétuer à travers eux. On construit des murs autour d’eux, on les conditionne par ses croyances, ses idéologies, ses craintes et ses espoirs. Et ensuite on pleure et prit lorsqu’ils sont tués ou mutilés dans des guerres, ou lorsque les expériences de la vie les font souffrir.
Ces expériences de la vie, qui feront souffrir les enfants mal préparés à les recevoir, ne leur apprendront pas la liberté, mais au contraire renforceront leur volonté égocentrique. Le moi est fait d’une série de réactions défensives et expansives et son épanouissement est toujours contenu dans ses propres projections et dans les identifications qui lui sont agréables. Tant qu’on traduit l’expérience en termes égocentriques, en « moi » et « mien », tant que le moi, l’ego, se maintient à travers ses réactions, l’expérience ne peut pas être libre de conflits, de confusion, de douleur. La liberté ne survient que lorsque l’on comprend le processus du moi, du sujet qui subit l’expérience. Ce n’est que lorsque le moi, avec ses réactions accumulées, n’est plus le sujet qui subit l’expérience, que l’expérience assume une signification entièrement différente et devient création.
Si on veut aider l’enfant à se libérer des façons d’être du moi, qui causent tant de souffrance, chacun doit commencer par modifier profondément son attitude et ses rapports avec l’enfant. Les parents et les éducateurs, par leur pensée et leur comportement, peuvent aider l’enfant à se libérer et à s’épanouir en amour et en humanité.
L’éducation, telle qu’on la pratique actuellement, n’encourage en aucune façon la compréhension des tendances héréditaires et des influences du milieu qui conditionnent le cœur et l’esprit, et entretiennent la peur. Par conséquent elle n’aide pas à transpercer ces conditionnements et à faire éclore des êtres humains intégrés. Toute forme d’éducation qui s’applique à une partie de l’homme et non pas à l’homme total, mène inévitablement à de nouveaux conflits et à des souffrances plus grandes.
Ce n’est que dans la liberté individuelle que l’amour et l’humain peuvent fleurir ; et seule une éducation basée sur la connaissance de soi peut offrir cette liberté. Ni la parfaite adaptation à la société actuelle, ni la promesse d’une utopie future ne peuvent donner à l’individu la vision intérieure qui lui est nécessaire pour sortir de l’état de conflit.
Le bon éducateur, sachant ce qu’est la liberté intérieure, aide chaque élève individuellement à observer et à comprendre les valeurs et les contraintes sociales qu’il projette ; il l’aide à prendre conscience des influences extérieures qui le conditionnent et qui agissent sur lui ; il l’aide à voir que ses propres désirs contribuent à limiter son esprit et à engendrer la peur ; il l’aide, au fur et à mesure de son développement, à s’examiner et à se percevoir dans ses rapports avec toute chose ; car c’est l’aspiration à une réalisation personnelle qui suscite les conflits et les souffrances.
Et, il est certes possible d’aider l’individu à percevoir, sans conditionnement, les valeurs durables de la vie. Certains pourront objecter que ce complet développement de l’individu conduirait au chaos ; mais est-ce vrai ? Le monde est déjà dans un état de confusion, et cela s’est produit parce que l’individu n’a pas appris à se comprendre lui-même. Tandis qu’on lui a accordé certaines libertés superficielles, on lui a enseigné à se conformer, à accepter des valeurs consacrées.
Contre cet enrégimentement, beaucoup de personnes se révoltent ; mais, malheureusement, leur révolte n’est qu’une réaction qui se conditionne elle-même et ne fait qu’obscurcir l’existence. Le bon éducateur, sachant que l’esprit a une tendance à réagir, aide les jeunes à modifier les valeurs établies, non pas en réagissant, mais en apprenant à être conscients du processus total de la vie. Une complète coopération entre l’homme et l’homme n’est pas possible sans l’intégration qu’une éducation adéquate peut contribuer à éveiller dans l’individu.
Pourquoi est-on si sûr qu’il est impossible, pour soi et pour la nouvelle génération, de provoquer une modification fondamentale dans les rapports humains, grâce à une éducation appropriée ? On ne l’a jamais essayé, et, comme la plupart semblent redouter l’éducation dont on parle, on n’est pas enclins à l’essayer. Tout en évitant d’examiner la question à fond, on affirme que la nature humaine ne peut pas être changée, on accepte les choses telles qu’elles sont et on encourage l’enfant à s’adapter à la société actuelle ; on le conditionne selon sa façon de vivre, et on fait des vœux pour qu’il s’en tire le mieux possible. Mais est-ce qu’un tel façonnement basé sur ses valeurs en cours, qui mènent à la guerre et à la famine, peut être appelé éducation ?
Ne se fait-on pas d’illusions en pensant que ce conditionnement développera l’intelligence et instaurera le bonheur. Si on demeure craintif, dénué d’affection, désespérément apathique, cela indique qu’on n’a pas vraiment le désir d’encourager l’individu à s’épanouir en amour et en humanité, mais qu’on préfère le voir prendre la suite des misères dont on s’est chargé et dont il fait lui-même partie.
Conditionner l’enfant jusqu’à lui faire accepter son milieu tel qu’il est, est une évidente sottise. Tant qu’on n’introduira pas un changement radical dans l’éducation, on sera directement responsable de la perpétuation du chaos et de la misère. Et lorsque survient enfin une révolution monstrueuse et brutale, elle ne fait que donner la possibilité à un autre groupe de personnes d’exploiter à leur tour sans pitié. Chaque groupe au pouvoir met en action ses propres moyens d’oppression, soit par la persuasion psychologique, soit par la force brutale.
Pour des raisons politiques et industrielles, la discipline est devenue un facteur important dans la structure sociale actuelle, et c’est à cause du désir d’être psychologiquement en sécurité qu’on accepte et pratique diverses formes de contraintes. Elles garantissent un résultat, et on estime la fin plus importante que les moyens, bien que ce soient les moyens qui déterminent la fin.
Un des dangers de la discipline est que le système devient plus important que les êtres humains qui y sont enfermés. Il se transforme en un succédané de l’amour et c’est parce que les cœurs sont vides qu’on s’attache à lui. La liberté ne se fait jamais jour à travers des disciplines, à travers des résistances. Elle n’est pas un but, une fin à atteindre : la liberté est au début, non à la fin, elle ne se situe pas dans quelque idéal lointain.
Liberté ne veut pas dire occasion trouvée de satisfaire un goût personnel ou de négliger le respect d’autrui. L’éducateur sincère protégera l’enfant et l’aidera de toutes les façons possibles à se développer dans le sens d’une liberté réelle ; mais il lui sera impossible de le faire s’il est lui-même inféodé à une quelconque idéologie, s’il est en aucune façon dogmatique, ou mû par une recherche personnelle.
La sensibilité ne peut jamais être éveillée par la contrainte. L’on peut obliger l’enfant à se tenir tranquille, mais agir de la sorte c’est ne pas avoir rencontré face à face cela même qui fait que l’enfant est obstiné, insolent, etc. La domination engendre l’antagonisme et la peur. Les récompenses et les punitions, sous n’importe quelle forme, ne font qu’asservir et alourdir l’esprit, et si c’est cela qu’on veut, l’éducation par la contrainte est un procédé excellent.
Mais une telle éducation n’aide pas plus à comprendre l’enfant qu’elle ne peut construire un milieu où le sens de séparation et la haine ont cessé d’exister.
L’amour que l’on a pour l’enfant contient à lui seul en puissance toute l’éducation. Mais la plupart des gens n’aiment pas leurs enfants ; ils ont de l’ambition pour eux, ce qui revient à dire qu’ils en ont pour eux-mêmes, personnellement. Malheureusement, on ne donne tant à faire avec les occupations de l’esprit qu’on a peu de temps pour les élans du cœur. Après tout, discipline veut dire résistance, et la résistance peut-elle jamais engendrer l’amour ? La discipline ne peut que construire des murs autour de soi ; elle n’engendre pas l’entendement ; car la compréhension est le fruit de l’observation, de la recherche, lorsque tous les préjugés ont été mis de côté.
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yogaesoteric
20 mars 2019