Le piège fatal de la civilisation de la machine (1)

par Louis D’Alencourt

« On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure. » ~ Georges Bernanos

Je vais essayer de montrer dans cet article que la civilisation technique dans laquelle nous baignons n’est ni anodine, ni normale ni souhaitable parce qu’elle est le signe d’un formidable changement de paradigme pour l’homme qui lui sera fatal ; fatal parce que cette civilisation est un des signes les plus visibles du règne de la bête, autrement dit de l’Antéchrist.

Les Temps modernes, célèbre satire et caricature de la civilisation de la machine de et avec Charlie Chaplin, sortie en 1936

Il ne s’agit pas seulement d’améliorer nos conditions de vie par le progrès technique mais d’adopter un mode de vie et de pensée qui impacte la direction même de notre vie, personnelle et collective, par ses implications philosophiques, morales, sociales, familiales, économiques et spirituelles ; en réalité c’est « un crime organisé contre l’esprit », selon la formule de Bernanos.

En ressort un nouveau type d’homme, discipliné par la machine, qui pense et agit dans le cadre d’une société antichristique « où l’or sera Dieu » (Bernanos) qui s’est substituée en un temps record à notre civilisation chrétienne. Laissons Bernanos à nouveau nous le résumer de façon saisissante (dans son livre La France contre les robots, écrit en 1945) :
« Nous n’assistons pas à la fin naturelle d’une grande civilisation humaine, mais à la naissance d’une civilisation inhumaine qui ne saurait s’établir que grâce à une vaste, à une immense, à une universelle stérilisation des hautes valeurs de la vie. »

Ils ont été plusieurs à entrevoir, à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, le terrible avenir que désormais la société des vainqueurs concoctait pour l’humanité. Georges Bernanos en 1945, Virgil Gheorghiu en 1949, entre autres, nous avertissaient des terrifiants développements qui paraissaient déjà inéluctables, tandis que Georges Orwell en 1947, dans l’autre sens, tentait de brosser les contours de cette civilisation de la machine, une fois à maturité 40 ans après.

Leur relecture actuelle est si aiguë qu’on en est étonné.

Je vais m’appuyer pour ma démonstration principalement sur le roman particulièrement visionnaire et prémonitoire du roumain Virgil Gheorghiu, paru en 1949, intitulé La 25e heure. Parce qu’il est, à mes yeux, celui qui perçoit le mieux les implications à la fois spirituelles, métaphysiques et eschatologiques de cette direction sans précédent dans laquelle l’humanité s’est engouffrée comme un seul homme. Nous complèterons nos observations avec quelques citations de Bernanos.

Je garde volontairement le texte original de La 25e heure, sachant qu’en 1949, certains termes nécessitent une projection de notre part, une sorte de mise à jour puisque nous en avons connu la suite concrète.

Préface de Gabriel Marcel sur La 25è heure

La préface de Gabriel Marcel est une remarquable synthèse du livre, à savoir que La 25è heure, c’est bien notre temps, celui du règne de la machine et de l’homme divinisé. Ses propos acerbes et sans illusion prouvent que la première moitié du XXe siècle fut une préparation de la seconde, et que pour tout observateur sensé, celle-ci était prévisible et presque inéluctable. La préface date elle aussi de 1949, car le livre fut d’abord publié en France et en français ; Gabriel Marcel est un philosophe converti en 1929 au catholicisme romain.
« Je ne pense pas qu’on puisse trouver une œuvre plus significative que celle-ci, plus révélatrice de la situation effroyable dans laquelle l’humanité se trouve aujourd’hui plongée. La terre, dit un des protagonistes, a cessé d’appartenir aux hommes. Plus exactement, les hommes semblent avoir désappris à se comporter comme des hommes. Mais c’est encore trop peu dire : il s’agit beaucoup moins d’une désuétude ou d’un oubli que d’un monstrueux dressage dont cet oubli n’est que la conséquence ».

Et il écrit cela en 1949 !! Son expression « monstrueux dressage » est remarquable de lucidité.
« Le mal qui est dénoncé ici est un mal universel, il est de plus en plus clair que l’Occident en est atteint comme d’ailleurs cet Extrême-Occident […] Ce mal, c’est la substitution de l’abstrait au concret qui est à la base sinon de la technique, au moins de la technocratie…

Il se demande si la technique […] n’est pas l’héritière de l’idéalisme philosophique dont l’action à la longue maléfique ne peut plus guère être contestée .

Il y a tout lieu de penser que l’idéalisme a tendu à devenir maléfique à partir du moment où il a perdu le contact avec la Révélation*, où il s’est coupé de la doctrine johannique du Verbe, où il s’est orienté vers une divinisation de l’homme par l’homme — et non vers l’assomption par l’homme d’une Grâce qui descendait à sa rencontre. Les aberrations de la métaphysique marxiste n’étaient possibles qu’à partir du moment où le principe de cette autolâtrie sacrilège était admis par des hommes encore bien incapables au surplus d’en prévoir les épouvantables conséquences. »

*On peut déplorer d’ailleurs que seul Gabriel Marcel fasse le lien avec la Révélation divine, alors que l’auteur, qui se dit prêtre orthodoxe, ne fait pas le lien explicitement dans le roman, à notre grand regret. Pour étayer son argumentation, Gabriel Marcel cite ce remarquable passage du livre de Gheorghiu :
« La civilisation occidentale dans sa dernière phase de progrès ne prend plus conscience de l’individu, et rien ne nous laisse plus espérer qu’elle le fasse jamais*. Cette société ne connaît que quelques-unes seulement des dimensions de l’individu. L’homme intégral, pris individuellement, n’existe plus pour elle… Toi par exemple, tu n’es qu’une citoyenne ennemie arrêtée en territoire allemand. C’est le maximum de notes caractéristiques que la société technique occidentale puisse assimiler… Lorsqu’elle arrête ou tue quelqu’un, cette société n’arrête ou ne tue pas quelque chose de vivant, mais une notion. En bonne logique ce crime ne peut lui être imputé, car aucune machine ne peut être accusée de crime**. Et nul ne saurait demander à une machine de traiter les hommes selon leurs caractéristiques individuelles.

Tout ce que je sais, c’est que le fait de soumettre l’homme aux lois et aux critères techniques, critères excellents en ce qui concerne les machines, équivaut à un assassinat. Un homme obligé à vivre dans les conditions et le milieu d’un poisson meurt en quelques minutes, et vice versa. L’Occident a créé une société semblable à la machine. Il oblige les hommes à vivre au sein de cette société et à s’adapter aux lois de la machine… Lorsque les hommes ressembleront aux machines jusqu’à s’identifier à elles, alors il n’y aura plus d’hommes sur la terre***. »

* Écrire cela en 1949 est à la fois visionnaire et terrifiant.
** C’est le sens de « responsable mais pas coupable » car le coupable c’est le système, la machine, et ce système-machine déresponsabilise les individus.
*** Ce point de non-retour est accompli avec l’ère du Smartphone, où l’homme s’est définitivement identifié avec la machine.

« Mais qu’est-ce donc que ce monde ? », se demande Gabriel Marcel. « C’est un monde où les citoyens tendent à prendre la place des hommes. »

Et il cite à nouveau ce passage éloquent du livre :
« Les citoyens ne vivent ni dans les bois ni dans la jungle mais dans les bureaux, cependant ils sont plus cruels que les bêtes sauvages de la jungle, ils sont nés du croisement de l’homme avec les machines. C’est une espèce bâtarde, la race actuellement la plus puissante sur toute la surface de la terre. Leur visage ressemble à celui des hommes, et souvent on risque même de les confondre avec eux, mais sitôt après on se rend compte qu’ils ne se comportent pas comme des hommes mais comme des machines ; au lieu du cœur, ils ont des chronomètres… ce sont des citoyens… étrange croisement, ils ont envahi toute la terre. »

Et le préfacier d’analyser :
« C’est ici d’une vie dégradée qu’il s’agit, d’une vie qui partout se tourne contre la vie véritable, c’est à dire contre la création et contre l’amour. »

Il parle aussi « de conflit entre l’homme-réel et ce qu’on me permettra d’appeler l’homme-papier. »

« Pourquoi la Vingt-cinquième Heure, demandera-t-on ? C’est celle qui vient après la dernière heure, celle — je cite textuellement — où même la venue d’un Messie ne résoudrait rien parce qu’une société technocratisée ne peut créer de l’esprit et est par conséquent livrée aux monstres. »

Ces propos sont autant dramatiques que parfaitement appropriés, ils prouvent que dès la moitié du XXe siècle on pouvait avoir conscience de l’effroyable temps dans lequel on était entrés.

Il cite un des personnages du roman, qui fait une excellente synthèse et une remarquable anticipation sur ce qu’est la Troisième Guerre mondiale déjà commencée en 1949 (rejoignant mes propres conclusions basées sur Fatima où la Vierge dit qu’un grand signe dans le ciel — ce sera l’aurore boréale du 25 janvier 1938 — annoncera le commencement d’une guerre totale contre l’humanité et l’Église ; cette guerre dépasse évidemment le cadre de la Seconde Guerre mondiale. Or, en 1949, Gheorghiu l’avait bien compris) :
« Faut-il se réfugier dans l’espérance qui est celle du père de Traian, le prêtre Koruga : à la fin, Dieu prendra pitié de l’homme comme il l’a déjà fait maintes fois ; telle l’arche de Noé sur les flots, les quelques hommes demeurés vraiment hommes flotteront par-dessus les remous de ce grand désastre collectif. C’est la seule pauvre lueur qui brille dans ce grand livre désespéré. »

Là encore le livre est visionnaire, car il décrit ici ce qui s’est passé pour les fameux Témoins de l’Apocalypse, c’est à dire ceux qui ont réussi à vivre sans s’associer au système et sans l’idolâtrer.

Gheorghiu appelle la machine « les esclaves techniques »

L’auteur explique comment le progrès technique finit par transformer l’homme en l’obligeant à raisonner et à fonctionner d’une autre façon, d’une façon compatible avec les machines et leur domination, et c’est cette façon d’agir et de penser qui représente un danger phénoménal car l’homme ne se comporte plus alors comme un être humain tel que l’a voulu le Créateur, mais comme une machine — il se transforme insensiblement et il perd, non seulement sa dimension spirituelle (à ne pas confondre avec la dimension intellectuelle) mais aussi ses aptitudes à l’amour, la charité, se transformant en un animal régit par la loi de la chair, une bête brutale, instinctive, matérialiste, terre à terre, émotive, sensuelle, égoïste, égocentrique, quoique aussi affectueuse (mais l’affection n’est qu’un amour imparfait !).

C’est pourquoi le Bon Dieu avait fixé une limite technique à l’homme afin de ne pas tomber dans la béatitude matérielle, limite que le démon a eu droit de dépasser à la fin des temps (ouverture du puits de l’abîme à la 5ème période, c’est à dire ouverture de la boîte de Pandore).

« L’esclave technique est le serviteur qui nous rend chaque jour mille services dont nous ne saurions plus nous passer. Il pousse notre auto, nous donne de la lumière, nous verse l’eau pour nous laver, il nous fait des massages, raconte des histoires pour nous amuser lorsque nous tournons le bouton de la radio, trace des routes, déplace des montagnes.

Les esclaves techniques représentent une majorité numérique écrasante dans la société contemporaine. C’est un fait concret. Dans le cadre de cette société ils agissent selon leurs lois propres, différentes de celles des humains. Je ne citerai de ces lois spécifiques aux esclaves techniques que l’automatisme, l’uniformité et l’anonymat. »

Lisez la deuxième partie de cet article

 

yogaesoteric
10 juin 2022

 

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