Le piège fatal de la civilisation de la machine (5)

par Louis D’Alencourt

« On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure. » ~ Georges Bernanos

Lisez la quatrième partie de cet article

Gheorghiu a raison, la 25e heure est inéluctable et n’a aucune solution mis à part l’anéantissement brutal et total de la nouvelle civilisation ainsi obtenue :
« De toute notre force, nous agissons contre notre bien, et surtout contre Dieu. C’est le dernier degré de déchéance jamais atteint par une société humaine. Et cette société périra. »

C’est la mort inéluctable de cette société que j’appelle « la chute de Babylone » car c’est la mort des bêtes, donc de l’Antéchrist et de son monde !

« Voilà le crime de la société technique occidentale. Elle tue l’homme vivant*, le sacrifiant à la théorie, à l’abstraction, au plan. C’est là la forme moderne du sacrifice humain**. »

* Vivant de la grâce, bien entendu.
** C’est toute la subtilité du système : des morts sans cadavres, des martyrs sans nom et sans visage, et surtout sans sang qui coule. Même l’avortement est un meurtre « propre », en blouse blanche, présenté comme un acte médical.

« Avec ce système, l’homme peut atteindre, dans le meilleur des cas, l’apogée de la perfection sociale. Mais cela ne lui est d’aucun secours. La vie même de l’homme cessera d’exister du moment où elle sera réduite au social, à l’automatique, aux lois de la machine*.

Ces lois ne pourront jamais donner un sens à la vie humaine. Et si on enlève à la vie son sens, l’unique sens qu’elle possède et qui est totalement gratuit et dépasse la logique, alors la vie même finit par disparaître. Le sens de la vie est absolument individuel et intime**. »

* Comment ne pas penser, en lisant ça, à la façon dont on aborde le sujet de la conduite automobile de nos jours : c’est l’application exacte de cette mentalité, où l’individu n’a plus de valeur, il doit se comporter comme une machine, on lui interdit tout jugement, tout libre-arbitre, tout bon sens ; il doit obéir impérativement, sans réfléchir, sans adaptation aux spécificités du terrain, sans pragmatisme, aux innombrables directives fixées par la collectivité et qui s’imposent avant toute forme de liberté, même celle de penser (ce qui dans le cas de la conduite automobile est particulièrement impressionnant, parce qu’observable à l’œil nu !), sous peine d’être très lourdement sanctionné pour des fautes d’un type nouveau : à aucun moment la faute n’aura été de nuire à son prochain, mais de n’avoir pas respecté une loi aveugle et impersonnelle, typique d’une machine pour une autre machine. Bref la conduite automobile interdit typiquement à l’homme d’être un homme, c’est à dire de s’adapter aux circonstances selon son jugement, son observation et son expérience, elle l’oblige à se comporter exactement comme une machine, à qui la réflexion non seulement est interdite, mais réputée nuisible !!! C’est plus que totalitaire, c’est insultant pour chaque être humain, ravalé au rang de la machine la plus quelconque. Il y a aussi derrière cette idée une déresponsabilisation de l’individu : celui-ci s’efface devant une collectivité qui pense pour lui. L’homme n’agit plus par lui-même, avec la part de risque et d’incertitude que cela comporte (c’est ça la responsabilité : se prendre en charge soi-même, en accepter les risques, ce qui n’exclut ni l’éducation ni l’expérience), mais il est sommé de conformer son comportement individuel aux directives précises de la collectivité.
** « Le sens de la vie est absolument individuel et intime » : c’est justement ce que le collectivisme (socialisme) nous interdit aujourd’hui : toute conviction individualisée et intime.

« A la fin, Dieu prendra pitié de l’homme, comme il l’a déjà fait maintes fois. Ensuite, telle l’arche de Noé sur les flots, les quelques hommes demeurés vraiment hommes flotteront par-dessus les remous de ce grand désastre collectif. »

C’est exactement la description que je fais des Témoins.

« Mais le salut ne viendra que pour les hommes qui sont vraiment des hommes, c’est à dire des individus. Aucune Eglise, aucune nation, aucun Etat et aucun continent ne pourra sauver ses membres en masse ou par catégories. Seuls les hommes pris individuellement, sans tenir compte de leur religion, de leur race ou de leurs catégories sociales ou politiques pourront être sauvés. »

Je suis d’accord sur la notion de salut individuel et non collectif, qui est très probable, et sur le fait que certains hommes, grâce à leurs mérites, pourront être sauvés. Mais on ne peut pas dire « quelle que soit leur religion » car il faut impérativement et au minimum croire en Jésus-Christ Fils de Dieu et Sauveur, sinon soit Dieu n’est pas le Dieu Trinitaire (et il n’y en a qu’un seul, rappelons-le) soit il se contredirait, ce qui est évidemment inenvisageable.

La mollesse doctrinale de Gheorghiu est un gros reproche à lui faire. L’influence orthodoxe ?

Un mot sur la notion de tribulations. Je vois régulièrement des gens expliquer que les tribulations et les persécutions commenceront vraiment quand il y aura des islamistes dans le hall de nos immeubles prêts à nous égorger parce que nous sommes chrétiens ; ou bien les chars russes sur les quais de Seine, vieille idée que certains caressent encore malgré sa désuétude flagrante. Mais c’est trop facile ; de telles situations feraient des martyrs en pagaille et les martyrs, c’est justement ce que veut éviter Satan. Il y aurait alors un sursaut de foi, un regain de combativité et un retour aux valeurs essentielles. Bref tout ce que ne veut pas raviver le démon.

C’est pourquoi il est illusoire de croire que les musulmans en France, et en Occident d’une façon générale, se montreront un jour agressifs à ce point.

Non, au contraire, l’ennemi à combattre, c’est justement celui qui a su nous séduire et aux pieds duquel nous avons déposé les armes ; l’ennemi véritable c’est le confort, la mollesse, le matérialisme, l’argent-roi, la paresse et son cortège de divertissements et de vacances, et bien sûr l’orgueil, l’orgueil insensé de l’être humain aujourd’hui qui se complaît dans l’auto-adoration de sa propre suffisance et de son apparence de divinisation. L’homme-Dieu qui se croit capable de régenter la morale selon ses désirs, de modifier la loi naturelle pour l’adapter à ses besoins propres, de reformuler la génétique pour faire mieux que le Créateur (!), qui donne des ordres au climat (?) et demain à la maladie… cet homme qui se prend pour Dieu et qui en devient fou.

Son ennemi ce n’est pas l’islamiste du coin de la rue, c’est le monde qu’il s’est créé et dans lequel il se complaît en attendant de se rendre compte qu’il y est piégé ; ce monde que tant d’hommes ont trouvé si utile et si nécessaire, au concile Vatican II, qu’ils ont tenté de le rendre compatible avec la foi : folie de l’homme piégé par le matérialisme et qui ne veut pas choisir entre le Christ et Bélial, qui veut servir deux maîtres à la foi, Dieu et l’argent, qui réclame la béatitude matérielle que lui offre la civilisation des machines, mais veut aussi, quand même, aller au Ciel. Sauf que saint Paul l’a suffisamment expliqué : il faut choisir entre vivre selon la chair ou selon l’esprit.

Pour conserver son statut de matérialiste patenté, cet homme préfèrera renier son Dieu en public, par exemple en affirmant que nous partageons le même Dieu avec les juifs et les musulmans, ce qui ne l’empêchera pas le dimanche suivant de réciter doctement le Credo à la messe du coin; quelle infamie, quelle désorientation diabolique de ces apostats, incapables de « distinguer leur droite de leur gauche » (Jonas 4:11).

Alors il ne faut pas se tromper d’ennemi : le véritable ennemi, et le plus menteur de tous, c’est celui qui rend la vie selon la chair si attractive qu’on ne peut et ne veut l’éviter, et en même temps vous susurre à l’oreille que celle-ci est compatible avec la vie éternelle, en déformant la notion de miséricorde selon la nouvelle mentalité qu’il a lui-même suggérée.

Voilà le piège que nos amis Bernanos ou Gheorghiu avaient perçu dès 1945 dans cette civilisation des machines – c’est à dire du matérialisme triomphant – parce que non seulement il s’agit d’une attaque en règle contre l’homme intérieur (et donc contre la vie selon l’Esprit), mais c’est aussi une monstrueuse mystification, parce que confier son avenir à Satan, c’est s’exposer au final à une société inhumaine, invivable et insupportable. Non seulement on y perd son âme, mais on n’y vit même pas heureux.

Mais comment voulez-vous que l’ennemi numéro un de l’Amour produise autre chose que son contraire ? Peu importe qu’il utilise les mêmes mots, qu’il les emballe de liberté, égalité, fraternité, on se rend vite compte de l’affabulation, de la mystification, de l’hypocrisie du système. Et ce dernier finit mal, comme son concepteur, parce que celui qui est menteur et homicide depuis le début l’est aussi à la fin, ce sera son cadeau d’adieu : un monde entièrement menteur et homicide… n’est-ce pas ce qu’il est devenu aujourd’hui ?

Le résistant : un témoin désabusé ?

« L’homme est désormais en minorité et il a les poings liés. »

Rappelons que l’homme, pour lui, c’est celui qui résiste à la société technique, qui n’en partage pas la mentalité, même s’il en utilise certains outils.
Car le plus intéressant, et probablement le plus important, c’est de faire comprendre que la bataille se situe d’abord dans l’immatériel : c’est une guerre contre l’Esprit et contre l’âme.

« Il ne me reste plus qu’à faire ce que la société technique permet encore à un homme de faire. »

C’est à dire être un spectateur impuissant.

« C’est avec elles [ses lunettes] que j’ai vu mourir un continent avec son poids d’hommes, de lois, de croyances et d’espoirs, mourir sans savoir qu’il meurt, enfermé dans les camps et les lois techniques d’une société revenue à la rigidité barbare.

À partir d’aujourd’hui, je ne veux plus rien voir. Je suis fatigué. Le spectacle a trop duré.

Si je les gardais encore, je ne pourrais plus voir que des ruines, des villes en ruine, des hommes en ruine, des pays en ruine, des églises en ruine et des espérances en ruine.

Par-dessous les ruines, les nouveaux pionniers se sont mis en marche. Ils sont les citoyens de ce nouveau monde qui surgit dans l’histoire. Ils construisent à un rythme fou. Pour bâtir leur civilisation, ils ont commencé par les prisons. Après tout, cela les regarde. Personnellement, je ne me sens pas capable de construire en leur compagnie. Je devrais demeurer toute ma vie un spectateur. Mais vivre comme simple spectateur, c’est à dire comme Témoin, cela ne signifie pas vivre.* La société technique occidentale n’offre aux hommes que des places de spectateurs. »

* C’est très bien dit, elle est peut-être là la clé de compréhension de la mort des Témoins.

« Il y a certaines morts qui ne laissent pas de cadavres derrière elles. Les continents meurent et ne laissent pas de cadavres. Les civilisations meurent et ne laissent pas de cadavres. Les religions non plus, ni les patries. Les hommes aussi meurent parfois avant d’avoir pu trouver leur mort par leur cadavre.

Il se dit que les hommes qui souffraient de l’écroulement de la culture occidentale* s’écroulaient et disparaissaient en même temps qu’elle. »

* Autrement dit, de la civilisation chrétienne.
Le livre parle alors « de l’homme arrivé aux limites de la souffrance spirituelle » : c’est remarquable pour désigner la véritable nature de nos souffrances.

Et dans la même veine, cette très belle observation :

« Sa tristesse n’était pas une simple tristesse de la chair, mais surtout une tristesse de l’esprit. »

Il manque à ces réflexions la dimension chrétienne de la vertu d’espérance : parce que, même si nous sommes impuissants face à la destruction de notre civilisation, nous devons et pouvons en sauvegarder l’essentiel et surtout sauvegarder nos âmes avec une ferme et indestructible confiance dans les paroles du Seigneur : « celui qui tiendra jusqu’au bout sera sauvé » ; et rien ne nous empêche de sauver les autres par la même occasion. Sauver les âmes bien entendu, c’est le seul enjeu encore valable.

Conclusion

J’ose affirmer que la civilisation de la machine est celle de la bête – autrement dit de l’Antéchrist – du moins elle en est une des têtes principales. Parce qu’elle s’attaque directement à l’homme. L’homme tel qu’il a été voulu par le Créateur : notre humanité est chair et esprit et le Créateur veut que, par le biais de la civilisation chrétienne – SA civilisation – l’homme domine la chair par l’Esprit. L’Esprit avec un grand E, c’est à dire l’Esprit-Saint, troisième Personne de la Sainte Trinité. L’Esprit-Saint agit dans l’homme, une fois baptisé, lorsque celui-ci est sanctifié par la grâce qui irrigue son âme, qui elle-même dirige la chair. Or la civilisation de la machine inverse le processus : la chair domine l’esprit jusqu’à s’identifier à lui, en substituant à la dimension spirituelle de l’homme, qui est de l’ordre du surnaturel (la grâce), une contrefaçon que l’on pourrait appeler la spiritualité matérialiste.

La meilleure preuve est que la civilisation de la machine est aussi ouvertement antichrétienne, dans son essence même, mais aussi dans son attitude, puisqu’elle lui est hostile au point de lui faire une guerre acharnée et totale. En d’autres termes, il ne s’agit pas de deux civilisations qui cohabitent mais bien de deux systèmes qui s’affrontent parce qu’ils sont radicalement opposés. Tout le malaise vient du fait que cette guerre ne dit pas son nom, elle est officiellement inexistante, et se cache au contraire sous le noms de démocratie, tolérance, liberté religieuse… autant de qualificatifs valables pour la civilisation des machines mais refusés à la civilisation chrétienne.

Et puis, l’autre caractéristique principale de la civilisation de la machine, c’est l’absence d’amour. Ce monde est froid, impersonnel, calculateur, réducteur, égalitariste. Il a réduit l’amour à ses composantes physiques, affectives et intellectuelles, en définitive à sa dimension charnelle.

Amour de soi (égoïsme), amour de l’argent, amour des plaisirs de la chair sont les trois grandes substitutions à l’amour du prochain, l’amour du devoir (par définition désintéressé et gratuit) et l’amour de la loi naturelle du Créateur. Et au-dessus de tout il y a l’amour de Dieu, celui qui transcende et alimente tous les autres.

Le premier et le plus grand des commandements c’est d’aimer Dieu de tout son cœur, et le second, qui lui est semblable mais passe après le premier (et pour cause ! il y a un ordre : c’est de l’amour de Dieu que viennent les autres élans du cœur) : « tu aimeras ton prochain comme toi-même. » (Matthieu 22:39).

Mais laissons le mot de la fin à Mgr Gaume ; les lignes, visionnaires et prophétiques, qui vont suivre datent de 1871, et elles prouvent qu’il n’y a aucun doute sur le diagnostic général que nous formulons 150 ans après :

« Quand le plateau d’une balance descend, l’autre monte. Le signe qui précède appelle nécessairement celui qui suit. Tout ce que perd la vie de l’esprit bénéficie à la vie de la chair. Le monde surnaturel n’étant plus rien pour l’homme, le monde naturel est tout. Cette prépondérance, ou mieux ce débordement de la vie matérielle est un autre signe de la fin du monde. […]

La réponse que nous cherchons est dans les paroles mêmes du souverain Juge. Il viendra, nous dit-il lui-même [Matthieu 24, 36-30 : « comme il était aux jours de Noé, il en sera à l’avènement du Fils de l’homme… »] lorsque la généralité des hommes ne vivront plus que pour le corps ; lorsque boire, manger, vendre, acheter, bâtir, se livrer avec passion aux affaires et aux plaisirs, sera leur occupation dominante et presque exclusive, le soin qui absorbera tous les autres soins.

Lorsqu’enfoncés dans la matière et esclaves de leurs sens, le monde spirituel, Dieu, Jésus-Christ, l’Eglise, l’âme, l’éternité, les promesses et les menaces divines, ne seront pour les uns que des chimères, et pour les autres que des vérités plus ou moins abstraites et presque sans influence sérieuse sur l’ensemble de leur conduite ; lorsqu’ils ne connaîtront plus, qu’ils n’aimeront plus, qu’ils ne rechercheront plus que les réalités palpables, l’or, l’argent, le bien-être du corps ; qu’ils se moqueront des Noé, dont la voix amie leur annoncera la proximité du déluge : alors l’homme sera devenu chair. Quand il sera devenu chair, l’esprit de Dieu se retirera, l’homme aura perdu sa raison d’être ; puis viendra la fin. » Mgr Jean-Joseph Gaume, Où en sommes-nous ? (1871)

 

yogaesoteric
5 juillet 2022

 

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