Le sacré et le profane – de Mircea Eliade (2)

Lisez la première partie de cet article

Existence humaine et vie sanctifiée

L’homme religieux est ouvert au monde, c’est-à-dire qu’il communique avec les dieux et qu’il participe à la sainteté du monde, notamment en réactualisant le commencement du monde. En étant ouvert au monde, il reproduit des actes ab initio pour rendre possible le passage physique ou intellectuel dans un autre monde. Par exemple, l’ouverture supérieure d’une tour indienne porte le même nom que l’orifice fait sur le sommet de la tête au moment de la mort pour que l’âme s’échappe et atteigne un autre monde.

Cette ouverture permettant le passage d’un monde à un autre se matérialise par les rites de passage. Une fois né, l’homme n’est pas encore achevé, il doit donc naître une deuxième fois. L’enfant, lorsqu’il naît, dans certaines sociétés, n’est pas encore reconnu par la famille ni par la société. Un rite initiatique devra alors nécessairement être opéré. L’initiation implique nécessairement la mort de la vie courante pour renaître dans une vie dite supérieure. Le jeune homme ou la jeune femme sera mis au ban de la société pendant un temps déterminé – disparition assimilée à la mort dans l’existence profane – pour réapparaître, renaître en tant qu’homme ou femme à part entière. C’est d’ailleurs à cette occasion qu’ils auront accès à leur vrai nom. Ce rite initiatique permet à l’enfant de passer à l’âge adulte et d’être reconnu comme un homme à part entière. Ces rites initiatiques concernent tous les enfants et doivent dans cette dimension être différenciés des rites d’entrée dans les sociétés secrètes qui, eux, ne concernent qu’une partie préalablement choisie. Même si d’une religion à une autre les rites peuvent revêtir des applications différentes, leur point commun est l’idée sous-jacente que « l’accès à la vie spirituelle comporte toujours la mort à la condition profane, suivie d’une nouvelle naissance ».

Conclusion

En guise de conclusion, Eliade évoque la place du sacré et du profane dans le monde moderne. L’homme sacré croit que la vie a une origine sacrée et il essaie de participer à la création du monde en réactualisant les actes au commencement. L’homme areligieux au contraire, refuse la transcendance et accepte la relativité de la réalité. Il participe au déroulement de l’Histoire et donc se construit lui-même. Néanmoins, il existe un lien entre les deux. En effet, l’homme areligieux a été créé par l’homme religieux et il est « le résultat d’un processus de désacralisation ». Il conserve donc toutes les traces de l’homme religieux mais en retire le caractère sacré – fêtes de mariage, de nouvelle année, d’entrée dans une nouvelle maison etc.

Le sacré n’a pour autant pas totalement disparu de nos sociétés modernes : de nombreux films reprennent les différents motifs ou symboles mythiques – le héros, la jeune fille, le paysage paradisiaque l’Enfer etc. ; la lecture comporte également une fonction mythologique, dans la mesure où « elle projette l’homme moderne hors de sa durée personnelle et l’intègre à d’autres rythmes, le fait de vivre dans une autre histoire » ; de la même manière, Marx, même s’il est « sans-religion », reprend un des grands mythes du monde celui du rôle rédempteur du Juste – le prolétaire ; la psychanalyse, quant à elle, réactualise les rites initiatiques dans la mesure où le patient doit descendre très profondément en lui-même pour renaître purifié. La religion dans les sociétés modernes paraît donc toujours plus reléguée au second plan mais cela n’est qu’apparent.

Commentaires

En raison de ses engagements proches de l’extrême droite à la fin des années 1920 et durant les années 1930, plusieurs spécialistes ont toutefois exprimé des réserves à l’égard du travail intellectuel d’Eliade, le qualifiant de « pseudoscience » ou le reléguant du côté de la spéculation métaphysique ou de l’ésotérisme. Néanmoins, certains de ses concepts, comme celui de « hiérophanie », sont considérés comme des apports importants à l’histoire des religions et continuent encore aujourd’hui à susciter la réflexion.

Le sacré et le profane a été écrit en 1957, prenant à contrepied l’idée d’une désacralisation du réel et d’un recul du fait religieux. Aujourd’hui l’idée que le religieux continue à se manifester dans les activités apparemment les plus banales de notre vie quotidienne reste pertinente. En ce sens, Le sacré et le profane est un ouvrage d’actualité.

Si le sacré s’oppose au profane, alors l’état de l’homme areligieux est profane. Dans cet essai, Mircea Eliade a accompli un miracle théologique : condenser et trouver le dénominateur commun des croyances de tous temps et de tous lieux.

Le sacré surgit sur trois dimensions – dans les emplacements géographiques, mais aussi sur quatre dimensions – sur la courbe du temps. Il implique une dimension cosmique en conférant à l’homme religieux une importance directement liée au rôle que la nature lui attribue, et lui enseigne une histoire de la vie et de la mort qui prend sens face à l’absurde de celui qui a fait mourir ses dieux. La démarche de Mircea Eliade est d’ailleurs inconsciemment areligieuse : suggérer que le profane existe au même titre que le sacré, n’est-ce pas lui accorder une légitimité au moins égale ? Pourtant, le cheminement emprunté par Mircea Eliade oppose le sacré et le profane dans un combat inégal qui fait la part belle au sacré. Après en avoir exposé les différentes modalités, après avoir évoqué certains exemples des manifestations religieuses différemment rencontrées dans le monde et dans le temps, Mircea Eliade expose l’attitude de l’homme areligieux. Malgré une apparence de libération et d’intégrisme intellectuel, tout n’est que perte et désolation pour l’homme rendu à son monadisme primordial. Se détacher de dieu nécessite de se détacher de la communauté – qu’elle soit famille, village ou humanité, du foyer, de la nature et du confort. Face à l’homme moderne rongé par ses nouvelles angoisses existentielles, l’homme nourri au sacré cesse de sembler naïf et crédule. Il paraît au contraire avoir déjà réussi à comprendre ce qui motive l’homme areligieux d’abandonner toute croyance, mais il possède en plus le savoir qu’il ne se suffit pas à lui-même pour surmonter le néant. En posant sur le monde une grille d’interprétation religieuse, Mircea Eliade semble vouloir nous montrer que le croyant transcende la réalité. Le sacré étant le lieu et le moment de manifestation du réel, l’homme religieux gagne la possibilité de vivre avec une conscience augmentée de sa propre réalité.

« Une existence “ ouverte ” vers le Monde n’est pas une existence inconsciente, ensevelie dans la Nature. L’ “ ouverture ” vers le Monde rend l’homme religieux capable de se connaître en connaissant le Monde, et cette connaissance lui est précieuse parce qu’elle est “religieuse ”, parce qu’elle se réfère à l’Être. »

Une autre hypothèse concernant le positionnement de Mircea Eliade quant au sacré et au profane se profile lorsqu’on se réfère à la culture et à la contre-culture qui, comme Pierre Bourdieu l’avait déjà fait remarquer, ne sont que l’opposition d’ « une culture à une autre », d’une culture « dominée » à une culture « dominante », ainsi pourrait-on dire que le sacré et le profane sont des religions tantôt dominées, tantôt dominantes, l’homme intégralement areligieux (ne croyant même plus qu’il ne croit en rien) n’existant pas. En reconnaissant cette fatalité, Mircea Eliade semble toutefois se diriger vers cet athéisme paradoxal qui s’affirme lorsqu’on reconnaît l’impossibilité de son existence.

Extrêmement court et accessible, le sacré et le profane s’inscrit dans un vingtième siècle marqué par la mort des dieux. Si les exemples du sacré proviennent de sources variées, les exemples du profane proviennent presque exclusivement du monde contemporain à Mircea Eliade. L’essai devient tragique : l’homme s’imaginant devenir moderne en se montrant areligieux se coupe de tout contact réel avec autrui, la nature et le monde. En réalité, il ne devient jamais complètement areligieux et transmet sa foi à d’autres systèmes « athées ». En ne conservant que ce qu’il y a de pire dans le sentiment religieux (le dogmatisme, le fanatisme) et en éliminant ce qu’il y a de meilleur (la communion, le sens), cette nouvelle religion athée semble vouée à l’autodestruction. Mais peut-être n’est-ce là que la reviviscence du mythe de l’éternel retour ?

Mircea Eliade et ses critiques du prétendu système laïco-athée moderne

Citation :

Au contraire, l’expérience profane maintient l’homogénéité et donc la relativité de l’espace. Toute vraie orientation disparaît, car le « point fixe » ne jouit plus d’un statut ontologique unique : il apparaît et disparaît selon les nécessités quotidiennes. A vrai dire, il n’y a plus de « Monde » mais seulement des fragments d’un univers brisé, masse amorphe d’une infinité de « lieux » plus ou moins neutres où l’homme se meut, commandé par les obligations de toute existence intégrée dans une société industrielle.

Citation :

La perspective change totalement lorsque le sens de la religiosité cosmique s’obscurcit. C’est ce qui se passe dans certaines sociétés plus évoluées, lorsque les élites intellectuelles se détachent progressivement des cadres de la religion traditionnelle. La sanctification périodique du Temps cosmique s’avère alors inutile et insignifiante. Les dieux ne sont plus accessibles à travers les rythmes cosmiques. La signification religieuse de la répétition des gestes exemplaires est perdue. Or, la répétition vidée de son contenu religieux conduit nécessairement à une vision pessimiste de l’existence. Lorsqu’il n’est plus un véhicule pour réintégrer une situation primordiale, et pour retrouver la présence mystérieuse des dieux, lorsqu’il est désacralisé, le Temps cyclique devient terrifiant : il se révèle comme un cercle tournant indéfiniment sur lui-même, se répétant à l’infini.

Citation :

Pour l’homme areligieux, la naissance, le mariage, la mort ne sont que des évènements intéressant l’individu et sa famille ; rarement – dans le cas des chefs d’Etat ou des politiciens – des évènements ayant des répercussions politiques. Dans une perspective areligieuse de l’existence, tous ces « passages » ont perdu leur caractère rituel : ils ne signifient rien d’autre que ce que montre l’acte concret d’une naissance, d’un décès ou d’une union sexuelle officiellement reconnue. Ajoutons, pourtant, qu’une expérience drastiquement areligieuse de la vie totale se rencontre assez rarement à l’état pur, même dans les sociétés les plus sécularisées. […] Ce que l’on rencontre dans le monde profane, c’est une sécularisation radicale de la mort, du mariage et de la naissance, mais, comme nous ne tarderons pas à le voir, il subsiste de vagues souvenirs et nostalgies des comportements religieux abolis.

La foi dans sa version moderne 

Citation :

Il est intéressant encore de constater combien les scénarios initiatiques persistent dans nombre d’actions et de gestes de l’homme areligieux de nos jours. […] Même des techniques spécifiquement modernes, comme la psychanalyse, gardent encore le canevas initiatique. Le patient est invité à descendre très profondément en lui-même, à faire revivre son passé, à affronter de nouveau ses traumatismes et, du point de vue formel, cette opération périlleuse ressemble aux descentes initiatiques aux « Enfers », parmi les larves, et aux combats avec les « monstres ». Tout comme l’initié devait sortir victorieusement de ses épreuves, « mourir » et « ressusciter » pour pouvoir accéder à une existence pleinement responsable et ouverte aux valeurs spirituelles, l’analysé de nos jours doit affronter son propre « inconscient », hanté de larves et de monstres, pour trouver la santé et l’intégrité psychiques, et le monde des valeurs culturelles.

Un remède à l’absurde ?

Citation :

[…] La mort en vient à être considérée comme la suprême initiation, comme le commencement d’une nouvelle existence spirituelle. Mieux : génération, mort et régénération (re-naissance) ont été comprises comme les trois moments d’un même mystère, et tout l’effort spirituel de l’homme archaïque s’est employé à montrer qu’entre ces moments il ne doit pas exister de coupure. […] On refait infatigablement la cosmogonie pour être sûr qu’on fait bien quelque chose : un enfant, par exemple, ou une maison, ou une vocation spirituelle. C’est pourquoi on retrouve toujours la valence cosmogonique des rites d’initiation.

La lecture n’est pas un acte anodin…

Citation:

Même la lecture comprend une fonction mythologique : non seulement parce qu’elle remplace le récit des mythes dans les sociétés archaïques et la littérature orale, vivante encore dans les communautés rurales de l’Europe, mais surtout parce que la lecture procure à l’homme moderne une « sortie du Temps » comparable à celle effectuée par les mythes. […] La lecture projette l’homme moderne hors de sa durée personnelle et l’intègre à d’autres rythmes, le fait vivre dans une autre « histoire ».

Une référence à la conclusion du Tractatus de Wittgenstein ?

Citation:

[…] Le langage est réduit à suggérer tout ce qui dépasse l’expérience naturelle de l’homme par des termes empruntés à celle-ci même. 



yogaesoteric

17 février 2018 

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