Michel Onfray : L’insurrection, et après ? (2)

Lisez la première partie de cet article 

Par ailleurs, on comprend que les gilets-jaunes aient des réactions épidermiques avec les porte-paroles autoproclamés, qu’ils évincent tel ou tel parce qu’il est journaliste ou bien parce qu’il est encarté dans un parti ou un syndicat, qu’ils réprimandent celui ou celle qui ne s’autorise que de lui-même pour parler au nom des autres : ceux qui ont fait profession de justifier le système depuis un quart de siècle ne sont pas crédibles pour guérir la maladie qu’ils ont consciencieusement inoculée. Qu’ils laissent la place ! Qu’un authentique dégagisme voie le jour qui renvoie à la retraite les professionnels de l’État maastrichtien – partis politiques et syndicats, journalistes et intellectuels du système, ainsi que tous les voyageurs de commerce de cet idéal populicide qui a mis tous ces gens dans la rue quand l’épuisement s’est pour eux trouvé maximal.

 

Que faire ? S’il faut éviter la solution jacobine il faut également éviter la solution spontanéiste : du chaos il ne sort que plus de chaos encore, mais jamais un ordre nouveau. Ceux que l’on nomme les « casseurs » et qui signent leurs forfaits avec des slogans sans ambiguïtés, notamment avec des sigles comme celui du « A » dans un cercle qui est clairement la signature anarchiste, ne partagent pas les intérêts de ce petit peuple malheureux. Leur sociologie est celle des urbains cultivés et sur-diplômés, politisés et organisés. La source de leur révolte est bien plutôt dans le gauchisme culturel de Giorgio Agamben ou de Toni Negri (un fervent partisan du « oui » au Traité constitutionnel européen d’ailleurs…), que dans l’impossibilité d’acheter des jouets à leurs enfants ou à leurs petits-enfants au prochain Noël…

On ouvre une parenthèse pour signaler qu’une journaliste commentait le « A dans son cercle » de l’anarchie, tagué sur l’Arc de Triomphe, en disait qu’il était la signature des « antifas ». Parfait ! Tout va bien, car ce sont donc des amis politiques des médias du système, puisqu’ils sont censés lutter contre le fascisme casqué, armé, botté, militarisé – celui de Marine Le Pen bien sûr ! Or, pour l’heure, s’il est bien des gens armés, casqués, bottés, militarisés, ils semblent bien plutôt se trouver chez ces prétendus antifascistes que du côté des gilets-jaunes dont il est facile de revêtir le vêtement pour commettre des forfaits, d’autant plus que le pouvoir et les médias de l’État maastrichtien n’attendent que cela pour stigmatiser le mouvement.

Cette « anarchie » là n’est pas la mienne. C’est celle de l’idéaliste hégélien Bakounine qui croyait (comme un libéral dans sa candeur…) que la liberté de la révolte accoucherait naturellement de la révolution comme en sortant de la cuisse de Jupiter ! Laissez faire les repris de justice et les artistes, les poètes et les fous, les chômeurs et les clochards écrit-il dans L’Empire knouto-germanique, et de leur colère naîtra comme par enchantement un nouvel ordre révolutionnaire ! Il faut sacrément ignorer la nature humaine pour penser l’anarchie d’une façon aussi simple, sinon simpliste, pour tout dire infantile ou adolescente… La violence n’est pas accoucheuse de l’Histoire : elle l’est surtout de la violence ! L’Histoire est ensuite construction, et l’on peut construire ailleurs sans avoir besoin de détruire ici.

Comment faut-il s’y prendre pour construire ailleurs sans avoir besoin de détruire ? En tournant le dos à l’idéalisme allemand du russe Bakounine et de ses émules qui croient aujourd’hui que le pavé lancé sur les forces de l’ordre et l’incendie des voitures, le cocktail Molotov balancé sur les CRS et la fronde pour leur envoyer des boulons, le taguage des bâtiments historiques et le pillage des boutiques de souvenirs, la destruction des vitrines des magasins de luxe ou le ravage des terrasses de café, la barre de fer et la batte de base-ball, tout cela sert à accélérer l’instauration de la justice sociale ! C’est une pensée courte, simpliste et simplette, car cette violence ne contribue pas à l’avènement du Grand Soir, mais juste à la riposte violente du pouvoir qui s’en trouve d’autant légitimé qu’il invoque la protection des citoyens, sans parler de ses grandes invocations médiatiques de la République, de la démocratie et de la liberté en danger…

Pour trouver une issue politique à cette insurrection inédite, il faut réactiver quelques propositions du socialisme libertaire de Proudhon : il estimait que la Révolution française avait accouché de beaux principes, certes, bien sûr, évidemment, mais de rien qui soit utile à ceux qui voulaient du pain pour leur famille ; il détestait le sang et la Terreur, le Tribunal révolutionnaire et Robespierre, la guillotine et le gouvernement révolutionnaire ; il n’aimait pas Marx et avait prévu que son système déboucherait sur un régime autoritaire – ce qui fut le cas quelques décennies plus tard ; il n’était pas communiste et refusait d’ailleurs cette idée avec vigueur, car il souhaitait étendre la petite propriété privée au plus grand nombre ; il ne se gargarisait pas de grands mots et de belles idées, car ce fils de tonnelier qui fut bouvier savait ce qu’était le peuple, il en venait, au contraire de Marx dont le père était avocat ; il a construit son socialisme libertaire de façon pratique et concrète, antiautoritaire et non-violente.

Nulle cité radieuse ou nul lendemain paradisiaque chez lui : il souhaite réaliser un ordre libertaire et, pour ce faire, il invite à une organisation rigoureuse : son anarchie est le contraire du désordre ! C’est un autre ordre : celui de la justice. Dans Théorie de la propriété, un ouvrage de sa fin de vie qui fut courte, il théorise cette organisation libertaire et pense la nécessité d’un État libertaire. Pour éviter le double écueil du capitalisme sauvage qui crée les inégalités et l’exploitation, et du socialisme autoritaire qui produit l’oppression et la misère (n’est-ce pas l’actualité ?), il propose l’autogestion, le mutualisme, la fédération, la coopération le tout dans l’organisation et sans violence.

L’organisation non-violente : voilà c’est ce que les gilets-jaunes devraient faire pour éviter les écueils qui se profilent : à savoir la récupération par les jacobins et les professionnels de la politique, ou bien le basculement dans le chaos spontanéiste, le tout signifiant à coup sûr la mort de cette énergie insurrectionnelle.

Proudhon ne donne pas les clés du pouvoir aux intellectuels – il ne le faut jamais ! Robespierre en était un, Lénine, Staline et Trotski aussi, Mao et Pol-Pot également – il avait étudié à la Sorbonne, aimait Rousseau et Sartre… Il les donne à ceux sur lesquels il doit s’exercer : la démocratie représentative française, chacun l’a constaté depuis des années, ne représente plus que les intérêts d’une bourgeoisie qui a détourné la lettre de la Cinquième République au profit de l’esprit maastrichtien – quinquennat, cohabitation, usage du 49.3, refus de la proportionnelle… Le verrouillage idéologique et politique fait désormais de l’Assemblée nationale et du Sénat deux chambres d’enregistrement de la volonté du chef de l’État. Si ce dernier est au service du peuple, c’est la meilleure des choses ; s’il veut le peuple à son service, c’est la pire ! Ces deux instances extrêmement coûteuses en impôts perdent leur temps dans d’infinis amendements qui dénaturent les projets afin de parvenir à un statu quo : droite ou gauche, peu importe, il faut que les libéraux de droite et de gauche gouvernent chacun leur tour – Mitterrand & Chirac, Sarkozy & Hollande, puis Macron, qui, peu ou prou, question de style, ont mené la même politique… Pendant ce temps, la droite et la gauche non libérales font de la figuration, ils protestent, ils se font voir et entendre, ils existent médiatiquement, ils tombent la cravate et la veste en estimant qu’ils ont ainsi tout dit, puis roulent carrosse et mènent la belle vie aux frais du contribuable !

Les gilets-jaunes gagneraient à réactiver cette démocratie directe à laquelle Proudhon aspirait : c’est une question de vie ou de mort pour eux car ils sont nombreux, pas forcément là où on le croit, les charognards qui attendent le pourrissement, la décomposition, la fin, la disparition, la mort de ce mouvement sur lequel ils ne peuvent rien. Il n’est qu’à regarder les commentaires de la classe politique, médiatique et intellectuelle…

 

Concrètement : le principe susceptible d’être activé est celui de la coordination et de la coopération. A l’ère d’internet et des réseaux sociaux, le dispositif est facile à mettre en place. Il permet à la base, sur le lieu de chaque présence des gilets-jaunes, rond-point et route, bretelles d’accès ou parking de supermarché, dépôts ou entrée de magasins, lycées ou usines, villages et communes, de constituer un collectif qui s’exprime là où il est. Ces collectifs doivent se fédérer et ces fédérations doivent se fédérer elles-aussi afin d’élire des représentants. Chaque délégué est un élu soumis au mandat impératif : il porte le message d’un groupe et ne parle pas pour lui ; il donne voix au collectif dont il formule la parole : il est le ventriloque du groupe. Là où il est, quand il parle, il doit être vu et entendu par ceux qui, en regard de sa faculté à représenter véritablement, ou pas, lui conserveront ou lui retireront son mandat.

Le principe est simple, la mise en œuvre plus difficile : il ne faut pas sous-estimer les effets pervers de ces logiques – l’activation de la testostérone de quelques-uns qui accèdent à la lumière médiatique et les risques de dérapages ; le rabattage du problème politique général sur une histoire particulière, fut-elle émouvante et touchante, concrète et pourtant pédagogique ; la stratégie médiatique qui consiste à choisir le moins déluré des gilets-jaunes pour en faire une figure emblématique du mouvement et le mettre en lumière pour générer du discrédit ou de la pitié ; le mandat donné à qui n’est pas capable de porter la parole collective intellectuellement ou verbalement, psychologiquement ou humainement ; le danger du noyautage par tel ou tel beau parleur qui roulerait en sous-main pour des syndicats ou des partis politiques, sinon pour le pouvoir qui a intérêt à installer le ver dans le fruit – il existe des gens dont c’est d’ailleurs le métier et qui sont depuis toujours payés par l’État pour effectuer ce genre de travail…

Voici donc un dispositif, une machine : elle ne peut fonctionner sans se mettre au service de revendications dignes de ce nom – il faut viser plus de justice sociale. Toutes sont légitimes pourvu qu’elles visent à rendre leur dignité aux victimes de l’État maastrichtien.

Le principe du cahier de doléances est une bonne chose : il faut élire des rédacteurs capables de mettre en mots les revendications esquissées et remontées en réseau sur l’intranet des gilets-jaunes. On néglige trop les leçons données par les cahiers de doléance de la Révolution française : mieux que les États généraux, ils parlaient de choses très concrètes, ce qui est le fond de toute politique digne de ce nom – et comme c’est le cas avec les gilets-jaunes…

Enfin, il ne faut pas se tromper d’adversaires : les blocages qui mettent en péril d’autres travailleurs pour lesquels la vie n’est pas facile non plus, on songe aux petits patrons, aux artisans, aux commerçants, aux employés, aux personnels de santé, et tant d’autres qui relèvent eux aussi d’un genre de condition néo-prolétarienne, ne doivent pas payer une dette qui n’est pas la leur. La faillite des gens modestes, la fermeture de petites unités industrielles ou commerciales, de production ou d’artisanat ne sont pas souhaitables. C’est se tromper d’adversaires.

Il faut au contraire s’appuyer sur le savoir-faire technique ou fiscal, commercial ou juridique, intellectuel ou informatique de ces catégories socio-professionnelles afin d’augmenter la puissance du mouvement par l’effet dynamique de son organisation. Des coordinations sont nécessaires afin d’éviter que des travailleurs modestes occasionnent la chute et la mort de travailleurs un tout petit peu moins modestes qu’eux. Dans la logique de la lutte des classes, l’ennemi n’est pas dans le camp des plus ou moins modestes que soi, mais dans celui d’en face où se trouvent les véritables puissants dont la peur et la haine sont palpables. Il y a peu, Emmanuel Macron travaillait dans une banque d’affaires qui est la leur.

A défaut d’organisation, les gilets-jaunes auront été un feu de paille. L’histoire des révolutions l’enseigne – il n’est qu’à lire ou relire La Ferme des animaux d’Orwell : l’énergie rebelle des premiers temps insurrectionnels risque de se faire capter, détourner et renverser par les professionnels de la politique et du pouvoir.

On peut ainsi se référer aux révolutions du Printemps arabe qui, faute d’organisation, de coordination, de programme commun, mais surtout d’unité et, pour tout dire, de fraternité, ont bien mis à bas des régimes tyranniques, mais pour laisser la place à des régimes autoritaires d’un autre style.

Macron en appelle aux corps intermédiaires afin qu’ils invitent les gilets-jaunes au calme – les syndicats, les partis politiques et le patronat. Le masque tombe. Le chef de l’État qui est de moins en moins chef d’un État de plus en plus résiduel, prouve ainsi deux choses : le pouvoir lui échappe et le Président se retourne vers ses alliés naturels que sont les officiels de la représentation du système – les ficelles de la très vieille politique politicienne… Le pouvoir qu’il a perdu se trouve désormais dans la rue. Ce président de la République ne peut plus sortir, il est hué dans la rue, son convoi officiel est bloqué au Puy-en-Velay où il est pourtant venu incognito. Sa légitimité est contestée. Peut-être sont-ils désormais plus nombreux les citoyens qui auraient enfin compris l’utilité d’instrumentaliser la famille Le Pen pendant des années afin de la faire parvenir au second tour tout en la criminalisant, de sorte que l’élection du second tour soit jouée le soir du premier et que, comme par hasard, l’électeur berné ait le choix entre le diable prétendument fasciste et le bon dieu libéral réellement maastrichtien ! Ces derniers temps ce genre de bon dieu est subclaquant.

Le roi est nu. La chose est désormais vue et sue. Elle l’est même, sue et vue, de façon planétaire grâce aux télévisions du monde entier. Jupiter a vécu. Qu’on se souvienne de ce qu’a été nommé dans un livre « le principe de Gulliver » : Gulliver peut être terrassée et anéanti par les Lilliputiens. Autrement dit : les nains peuvent avoir raison d’un géant. Disons-le d’une autre façon encore : les gilets-jaunes ont potentiellement les moyens d’abolir « Macron » qui n’est que le faux-nez du système : il suffit pour ce faire d’un programme commun, d’une fraternité d’action, d’une méthode avec une stratégie (que veut-on ?) et une tactique (comment s’y prend-t-on pour y parvenir ?), enfin d’une volonté.

Le programme commun s’élabore avec les comités fédérés ; la fraternité d’action surgit à l’occasion de la mise en place de ces comités ; la méthode est celle de la coopération libertaire qui suppose le mandat impératif afin de désigner des représentants, puis une fédération de ces représentants avec une fédération de fédérations afin de disposer d’un comité directeur révocable lui-aussi ; la stratégie vise l’alternative à la démocratie représentative par l’instauration d’une démocratie directe ; la tactique pour y parvenir consiste à ne rien lâcher dans l’action revendicative, puis à multiplier les actions de façon ciblée, tout en se désolidarisant des violences et en les empêchant. La volonté est là : elle est jaune vive.

Macron qui, non sans arrogance juvénile, voulait tous les dégager et a cru y parvenir semble lui aussi prendre la vague qu’il a initiée. C’est la jurisprudence du boomerang… Ironie du sort, il voulait faire de la politique autrement : ce pourrait bien être le programme de ceux qui ne veulent plus de lui et de ses semblables. Ce si jeune Jupiter apparaît dès lors vraiment pour ce qu’il est : vieux, terriblement vieux…
 
 
 



yogaesoteric


13 janvier 2019

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