Quand la science devient pseudo-science (4)
par Urmi Ray
Lisez la troisiéme partie de cet article
4. Science et avenir
Donc, le problème auquel nous sommes confrontés est la déformation de la science en une pseudo-science responsable des périls causés par l’homme. En revanche, malgré toutes ses faiblesses, une approche fondée sur l’observation et la raison est certainement la mieux adaptée à l’étude de la réalité perceptible. Rejeter la science, c’est renoncer à la formidable possibilité de percer certains des mystères de la nature, même si ce n’est que superficiellement, même si nous finissons toujours par trouver que nos conclusions précédentes n’étaient pas tout à fait correctes. Rejeter la science, c’est rejeter notre principal outil de survie.
Éducation
Il est donc d’abord essentiel de distinguer la science de sa déformation. Pour cela, il faut développer une certaine appréciation non seulement de la technique de la science, mais aussi de sa nature. La science n’est pas l’affaire des experts. L’amateur doit réclamer son droit non seulement de comprendre, mais aussi de juger selon ses propres lumières. Tout le monde est capable de comprendre les idées qui se cachent derrière la partie technique. Pour apprendre à le faire, le meilleur moyen est de lire les œuvres des esprits scientifiques pionniers. Qui mieux qu’eux pour expliquer le pourquoi et le comment des idées qu’ils ont contribué à élaborer.
Cependant, la seule véritable façon de dissiper la confusion entre science et pseudo-science est de veiller à ce que l’éducation dispensée aux générations futures nourrisse l’intuition scientifique qui nous est innée. Assimiler l’esprit de la science revient à apprendre à penser par soi-même en se basant non pas sur des dogmes, mais sur une évaluation correcte de la gamme d’informations disponibles. Il faut pour cela que l’instruction de la technique soit mise dans le contexte d’une discussion sur la nature de la science.
Il existe plusieurs façons d’y parvenir et toutes ne conviennent pas à chaque élève. C’est pourquoi le pluralisme est indispensable dans le type d’enseignement proposé, tant à l’école qu’à l’université.
Réduire la portée des recherches nuisibles
La question d’éthique
Jusqu’à présent, le débat s’est concentré sur les questions d’éthique. Pourtant, les problèmes n’ont pas été résolus. Au contraire, ils continuent de s’aggraver.
L’éthique influence assurément la science. Fonder la science sur des valeurs propices à un avenir plus serein peut sembler la meilleure voie à suivre. Mais est-ce vraiment le cas ? Quelles devraient être ces valeurs ?
Les débats éthique restent inefficaces. D’autre part, restreindre la recherche dans un quelconque cadre éthique est préjudiciable à la science. Fixer des limites à l’esprit humain érode le dynamisme créatif essentiel aux civilisations. La forme que prend la créativité est imprévisible, et il faut donc lui donner libre cours.
Le débat doit être déplacé sur un plan moins controversé.
Les périls créés par l’homme sont le résultat d’une recherche clairement non scientifique. Le débat devrait donc porter sur la nature scientifique d’une recherche. Il est vrai que l’on ne peut s’attendre à ce que la science soit définie de manière précise ou à ce qu’elle fasse l’objet d’un consensus suffisant. Cependant, il est possible d’identifier clairement ce qui n’est pas scientifique. Ce sont des recherches contredites par des études fondées sur des bases empiriques solides, des recherches fondées sur des observations non reproductibles à volonté, ou dont les conclusions découlent d’un raisonnement non corrélé aux données fournies. Cela permettrait notamment de réduire considérablement les expériences controversées, voire d’y mettre fin.
Par exemple, le domaine de la médecine continue à être basé sur l’expérimentation animale bien que celle-ci soit sans cesse dénoncée pour des raisons éthiques depuis plus d’un siècle. Aujourd’hui comme hier, la réponse est que des vies humaines sont sauvées en conséquence. Or, en raison des dissemblances biologiques entre les autres espèces et nous, l’extrapolation aux humains est rarement justifiée et peut même s’avérer préjudiciable. En d’autres termes, ces expériences sont superflues et la science n’est certainement pas une question d’effectuer des expériences pour le plaisir de le faire.
Parallèlement, la transparence de toutes les recherches devrait être légalement imposée. C’est loin d’être le cas aujourd’hui.
Recherches et argent
Cela dit, la raison d’être de la pseudo-science est la recherche du profit. Le lien entre l’argent et la recherche doit donc être rompu. Pour cela, il faut bien sûr empêcher toute personne ayant des intérêts particuliers d’exercer une influence fâcheuse sur la recherche. L’anonymat empêcherait le donateur de choisir le bénéficiaire. Car l’objectif de la science a été transformé en un moyen pour faire du profit. Mais cela va plus loin : l’activité scientifique elle-même a été transformée en une activité génératrice de richesse, grâce à l’élaboration de la notion de propriété intellectuelle et de brevets. Par conséquent, la valeur d’un travail scientifique dépend désormais de la quantité d’argent qu’il génère. Or, ce n’est pas que la science soit au-dessus ou au-dessous de l’argent, elle n’a simplement aucun rapport avec lui. Ainsi, le choix d’un critère inapproprié pour la science a contribué à sa déformation. Donc il serait utile de discuter de la suppression des lois sur les brevets et de la manière d’y parvenir.
Spécialisation à outrance
Une trop grande surspécialisation empêche non seulement l’étude correcte des questions les plus fondamentales et les plus urgentes, car elles chevauchent généralement plusieurs domaines, mais aussi l’identification de ces questions.
Pour remédier à ce problème, on pourrait transformer les universités en petites communautés savantes sans aucune barrière de domaines et de rendre les études de universitaires moins spécialisées. Certes le nombre d’années d’étude augmentera. Mais la rapidité de la formation actuelle résulte de l’état d’esprit des siècles derniers. Elle a perdu de sa pertinence avec une durée de vie plus grande et des technologies qui nous libèrent de diverses corvées en les mécanisant.
Quelle science pour l’avenir ?
En ce qui concerne la science elle-même, la question est de savoir quelle forme elle doit prendre. L’objectif devrait être de réduire ses faiblesses.
Les images de Maurits Escher montrent à quel point nous sommes peu capables d’appréhender la complexité de la réalité. Même dans le cas de deux motifs entrelacés, le cerveau humain ne peut en observer qu’un seul à la fois. En d’autres termes, toute lumière provenant d’une seule perspective n’éclaire que certains aspects. Ces aspects peuvent même apparaître différents selon différentes perspectives.
Or chaque forme que prend la science est fondée sur des hypothèses. Par conséquent, chacune d’entre elles peut passer à côté d’aspects critiques. La science doit donc être rétablie dans toute sa diversité.
Commencer par une synthèse des différentes formes que la science a prise au cours de l’histoire pourrait s’avérer utile et aboutir à des modes de pensée radicalement nouveaux. Il serait stupide de rejeter d’emblée le vaste réservoir de connaissances déjà développé dans les différentes cultures à différentes époques et de tâtonner dans l’obscurité.
La pertinence des approches anciennes dans le contexte moderne est soulignée par l’exemple du mathématicien Srinivas Ramanujan : les résultats qu’il a obtenus en suivant une tradition qui remonte aux âges védiques se sont avérés essentiels dans la physique moderne la plus sophistiquée.
Bien sûr les méthodes éprouvées ne doivent pas être abandonnées, mais complétées par d’autres, en tenant compte des nombreuses évolutions de notre perception de la réalité induites par la science elle-même.
Bref, tout comme avec l’éducation, ce n’est que par le retour d’un véritable pluralisme que nous pouvons tenter de surmonter quelques unes des lacunes de la compréhension humaine.
Applications scientifiques
Ce n’est qu’après avoir atteint une compréhension théorique étendue et approfondie que l’on peut commencer à penser aux applications technologiques. Comme l’ont proposé Ralph et Mildred Buchsbaum il y a un demi-siècle, « la charge de la preuve … de [l’absence] de préjudice marqué pour l’homme » devrait être légalement « placée sur l’homme qui veut introduire un changement ». Aujourd’hui, la preuve d’un préjudice réel doit être apportée par les victimes. Mais il n’est pas réaliste de compter sur la science pour identifier la cause exacte d’un dommage. En effet, la science est dans l’ensemble incapable de démêler l’écheveau de plus en plus complexe des causes et de désigner un coupable. Ou, lorsqu’elle y parvient, c’est un processus de longue haleine ; entre-temps, des dommages sont créés, parfois irréversibles. Trop souvent, il subsiste un doute raisonnable. Cela met les populations à la merci de jugements juridiques qui reposent sur des détails techniques et sur l’opinion de ceux qui les rendent.
Une fois que le public a donné son assentiment à un type particulier d’applications, des expériences encore plus minutieuses doivent être menées pour s’assurer que les effets collatéraux n’auront pas d’impact négatif sur nous. En d’autres termes, nous devons nous donner du temps avant d’introduire des éléments nouveaux dans la nature ; seules des expériences soigneusement menées dans des environnements naturels et sur des périodes de temps suffisamment longues peuvent nous aider à faire la différence entre les applications dont le principal problème est l’utilisation excessive, et qui peuvent donc être utilisées dans certaines limites, et les applications qui posent d’autres problèmes.
5. Conclusion
Revenons à la question initiale : qu’est-ce que la science si elle est dans un flux constant ?
C’est la tentative désordonnée, mais héroïque, de l’esprit humain de comprendre le fonctionnement de l’univers en s’obstinant face à des obstacles insurmontables, face à une compréhension insaisissable, malgré d’innombrables échecs et erreurs. Ces erreurs à leur tour donnent lieu à de nouveaux questionnements auxquels il faut répondre. La connaissance scientifique est ce qui se rapproche le plus des certitudes, mais elle est incapable d’offrir des certitudes parce que les certitudes sont incompatibles avec notre condition humaine.
Malgré l’emprise de la pseudo-science, cette vraie science a continué de faire son chemin. Au cours des deux derniers siècles, la science que nous avons développée a ébranlé la croyance en une réalité manifeste composée de substances matérielles interagissant selon des règles mécaniquement rigides. D’une réalité de substances isolées, elle en est venue à considérer chaque chose comme faisant partie d’un tout. Ce tout ne peut être réduit à la somme de ses parties. Inversement, aucune partie ne peut être expliquée indépendamment de ce tout. Et pourtant chaque partie individuelle a sa propre importance et reflète le tout de différentes manières. Bref, notre compréhension scientifique prend de plus en plus en compte la complexité de notre réalité.
Il ne tient qu’à nous de rétablir la science à sa juste place dans un environnement favorable où les scientifiques seront enfin libres de se concentrer sur des sujets constructifs de leur choix. Aujourd’hui, trop doivent gaspiller leurs talents et leurs efforts à contrer les mensonges élaborés et propagés au nom de la science.
Dans ce contexte, les activités industrielles aussi ne seront pas nécessairement nuisibles, mais bénéfiques à l’humanité.
Basé sur le livre : « On Science : Concepts, Cultures, and Limits » – Routledge 2021
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Urmie Ray est mathématicienne, diplômée de l’université de Cambridge. Elle a eu une carrière de 25 ans en tant que qu’universitaire, entre autres, à l’Institut des Hautes Études Scientifiques, à l’Institut Max Planck pour les mathématiques, au Centre de Recerca Matemàtica, à l’université de Californie à Santa Cruz. Elle a ensuite démissionné de son poste de professeur des universités en France pour se consacrer à l’étude de questions culturelles et historiques. Elle est l’auteur de plusieurs articles et son dernier livre s’intitule « On Science: Concepts, Cultures, and Limits » (Routledge 2021).
yogaesoteric
2 décembre 2022