Susunaga Weeraperuma : Hommage à Yogaswami (1)
Récit d’une entrevue avec un sage parvenu à l’illumination spirituelle
Même de son vivant, Yogaswâmi avait une réputation considérable, à Ceylan et dans l’Inde, en tant que sage vraiment parvenu à l’illumination spirituelle. Ses dévots ont été naturellement enclins à exagérer ses réalisations spirituelles. Il avait été salué comme le plus grand voyant que le monde ait connu depuis Shankara. Il y avait des sceptiques qui le mettaient à l’écart, comme n’étant qu’un autre yogi ayant des pouvoirs psychiques. Mais, même ceux qui se demandaient s’il avait été fondamentalement transformé dans le sens spirituel, admettaient cependant volontiers qu’il avait d’extraordinaires pouvoirs psychiques.
Yogaswâmi avait la réputation d’avoir possédé des dons remarquables de seconde vue. On savait qu’il pouvait aussi disparaître d’un endroit et reparaître à plusieurs endroits en même temps. Trois de ses dévots prétendaient l’avoir rencontré chacun au même moment dans des lieux aussi éloignés l’un de l’autre que Jaffna (Ceylan), Madras et Londres. L’un de ses amis intimes se rappelait des incidents qui démontraient que tout ce que désirait Yogaswâmi se réalisait immédiatement. Par exemple, cette personne avait accompagné Yogaswâmi pendant une longue promenade à pied de plusieurs milles dans la campagne à travers des rizières. Ayant éprouvé les tourments de la faim et de la fatigue, Yogaswâmi avait formulé négligemment le souhait qu’il y eût une voiture pour retourner à la ville. A peine eut-il exprimé ce souhait que plusieurs voitures apparurent sur les lieux. Les conducteurs de ces voitures demandèrent tous à Yogaswâmi de monter dans leur véhicule et se disputèrent le privilège d’être de quelque assistance à l’égard d’un saint homme. En cette circonstance, Yogaswâmi avait levé les bras au ciel et s’était écrié qu’il était vraiment dangereux de faire des souhaits ! On m’avait dit que les personnes libérées spirituellement étaient incapables de désirer dans le sens psychologique du terme, leur ego s’étant dissous, mais que leurs souhaits ne pouvaient avoir trait qu’à des besoins purement physiques.
Une autre fois, à la fin d’une des rares visites de Yogaswâmi à Colombo, une grande foule d’admirateurs avait envahi une gare de chemins de fer de cette ville pour assister à son départ. Quelques dévots chantèrent des hymnes en sanscrit et en tamil tandis que certains autres lui offraient des guirlandes de fleurs. Il se faisait tard et l’un des amis de Yogaswâmi avait attiré son attention sur la nécessité d’arriver à temps pour prendre le train. « Ne vous tracassez pas, répondit Yogaswâmi d’un ton assuré, le train ne pourra pas partir sans moi. » Ce soir-là, en effet, la locomotive tomba en panne et le train fut incapable de partir à l’heure exacte. Après avoir salué tous ses amis sans se presser, Yogaswâmi se décida enfin à entrer dans son compartiment et, sur ce, le train commença à démarrer.
Quoique j’eusse entendu parler de Yogaswâmi, il y avait plusieurs raisons pour lesquelles je n’avais jamais ressenti une impulsion irrésistible pour aller lui rendre visite, jusqu’au moment de mon entrevue avec lui. D’abord, à cette époque, je n’avais pas les moyens de payer le voyage en chemin de fer jusqu’à Jaffna, qui se trouve à l’extrême nord de Ceylan ; ensuite, il me semblait alors, comme maintenant, que l’on doit découvrir Dieu ou la Vérité par soi-même et qu’aucun intermédiaire ne pouvait réellement nous aider à cet égard ; enfin, Yogaswâmi renvoyait la plupart de ses visiteurs.
Beaucoup de personnes considéraient malheureusement Yogaswâmi comme un simple diseur de bonne aventure ayant le don de faire des prévisions exactes. A une certaine époque, Yogaswâmi eut un flot de visiteurs chaque jour, de l’aube au crépuscule. Ils venaient le voir pour lui soumettre différents problèmes dont certains étaient personnels. Ceux qui étaient assez privilégiés pour être reçus par lui se considéraient habituellement comme doublement bénis. Quelques-uns de ceux qui étaient réprimandés par Yogaswâmi se considéraient comme châtiés spirituellement. Quand Yogaswâmi souhaitait éviter un visiteur, on savait qu’il pouvait disparaître ou se rendre invisible pendant de longues périodes de temps. Une explication intéressante de la conduite de Yogaswâmi est la suivante.
Les esprits des êtres humains qui sont en esclavage sont dans un état d’animation — c’est-à-dire animés par le « karma » dans le sens hindou-bouddhiste du terme. Ce « karma » n’est pas autre chose que la somme totale des innombrables influences psychologiques qui ont conditionné l’esprit et qui, en conséquence, font obstacle à la libération. Ces facteurs psychologiques s’unissent pour créer l’illusion du « je » ou de l’ego. Les personnes libérées, par contre, éprouvent un état de pure conscience qui est dû à ce qu’elles sont allées au-delà de cette coquille du moi. Il serait correct de décrire l’état de libération comme un état de non-animation, puisqu’un esprit libéré ne serait pas animé par le « karma ». Comme un esprit libéré est par conséquent comparable à la matière inerte, il pourrait être doté d’une force d’animation ou d’impulsion par un esprit non libéré qui serait nécessairement caractérisé par l’animation ou le « karma ». En outre, un esprit libéré a l’avantage d’agir comme un miroir dans lequel un esprit non libéré peut se voir lui-même tel qu’il est réellement. Or, si Yogaswâmi a paru manquer d’une personnalité stable, ce fut probablement parce que sa « personnalité » acquérait temporairement les caractéristiques de celles de ses visiteurs.
Il n’est donc pas surprenant que des personnes fières aient trouvé invariablement que Yogaswâmi se conduisait envers elles d’une manière arrogante. A ceux qui étaient obsédés par des peurs, l’attitude de Yogaswâmi semblait timide, craintive. Un sannyasi (anachorète) du sud de l’Inde avait récité à Yogaswâmi une strophe de la Bhagavad Gîtâ. Sur ce, Yogaswâmi avait répété la strophe avec des remaniements et d’habiles calembours sur certains mots de sorte que les vers sacrés acquéraient une signification érotique. Yogaswâmi ne pouvait pas s’empêcher de faire cela car il réagissait simplement aux images sexuelles cachées dans l’inconscient de cet anachorète. En conséquence, cet ascète, comme beaucoup d’autres visiteurs de Yogaswâmi, fut non seulement irrité mais gêné. En un sens, Yogaswâmi était un maître du Zen qui éveillait les gens de leur sommeil psychologique en leur donnant un choc sans le vouloir délibérément.
Les gens de Jaffna considéraient Yogaswâmi avec un curieux mélange de vénération, d’affection et de peur. Quelques-uns de ses ardents admirateurs semblaient plus le craindre que l’aimer. Pour être reçu par Yogaswâmi il était nécessaire de l’approcher sans aucun motif secret, quel qu’il pût être. Ce pur état d’être, sans motif, semblait l’inaccessible, le zénith de la spiritualité : en effet, si seulement on pouvait atteindre cet état de conscience purifiée ne serait-on pas soi-même un Yogaswâmi ? Or, le manque de confiance en ma capacité d’affronter Yogaswâmi sans aucun motif reconnaissable fut aussi une importante raison qui m’a fait refréner mon désir de le voir.
J’avais parcouru une grande distance en marchant le long du littoral à Colombo. Les pêcheurs poussaient hâtivement leurs bateaux sur le sable avant le coucher du soleil à Dehiwala. Leurs cris et leurs paniers de poissons troublaient la sérénité de cette soirée tranquille. Aussi je m’éloignai d’eux et je choisis un endroit isolé sur un rocher qui faisait face à la mer à Bambalapitiya. Le ciel devenait graduellement illuminé par toutes sortes de couleurs en raison du soleil couchant. Le soir était agréablement frais et la brise apaisante venant du large avait sur les nerfs un effet vivifiant. Le mugissement incessant de la mer et la vue des vagues se brisant contre les rochers semblaient un sujet approprié pour la contemplation. Ces vagues inlassables ont dû se jeter contre ces rocs pendant des millions d’années mais les rocs sont restés inébranlables. L’enquête spirituelle de l’homme à travers les âges n’est-elle pas semblable à cela ? L’homme a perpétuellement cherché et lutté pour trouver la Vérité ou Dieu, qui apparemment sont restés inconnus et mystérieux. La mer est comparable à la conscience universelle de laquelle jaillissent, tels des vagues, de petits egos. Ces vagues se jettent contre la Vérité et se dissolvent, mais seulement pour être transformées à nouveau en d’autres vagues.
Telles étaient mes pensées quand soudain un homme très basané et d’un certain âge s’approcha de moi et insista presque pour que je l’écoute. Je fus plutôt déconcerté. Son apparence était quelque peu agressive, mais son état d’esprit était dans l’ensemble bienveillant et sympathique, comme je m’en aperçus bientôt. « Jeune homme, me dit-il, pourquoi perdre votre temps dans l’oisiveté ? » Notre prise de contact ne tarda pas à donner naissance à une chaude amitié. Cet homme se présenta comme étant un fonctionnaire retraité qui vivait à Tellipallai (un village près de Jaffna) avec sa femme et sa famille.
Pendant les minutes où je fis sa connaissance, il me parla de Yogaswâmi avec un grand enthousiasme. « Il est scandaleux, dit-il, que vous n’ayez pas pris la peine de rendre visite à notre sage qui vit dans cette île. » Ce monsieur m’offrit très obligeamment de payer mon voyage en train jusqu’à Jaffna et m’invita aussi à demeurer chez lui aussi longtemps que je le désirerais.
Nous passâmes ensemble à Jaffna plusieurs semaines fertiles en événements. Il me conduisit à tous les fameux temples hindous qui se trouvent dans cette partie du pays, y compris le temple Nallur. Etant un pieu hindou, il croyait sincèrement qu’il était nécessaire de me purifier pour me préparer à ma future visite à Yogaswâmi. Chaque matin avant le lever du soleil sa femme récitait des hymnes tirés des Ecritures hindoues. Fréquemment je devais m’habiller avec un « dhoti » blanc, de la pâte de bois de santal et de la cendre sacrée étant appliquées généreusement sur mon corps, ce qui était une condition nécessaire pour pénétrer dans certains temples. Je ne voyais pas très bien la signification religieuse ou spirituelle de ces rites, mais peut-être ajoutaient-ils une certaine couleur à des circonstances qui eussent été autrement monotones et solennelles.
Les semaines passaient et, bien que prenant beaucoup de plaisir à l’hospitalité qui m’était généreusement offerte, je commençais néanmoins à me sentir quelque peu impatient à l’idée que nous n’avions pas encore rendu visite à Yogaswâmi. Je me demandais même si mon ami n’était pas en train d’essayer subtilement de me convertir à la manière de vivre des Hindous. En tout cas, un tel programme semblait sans objet parce que j’avais déjà une certaine sympathie pour la philosophie Vedânta. Par la suite je me suis rendu compte que mon ami était sincère dans sa conviction qu’une période préliminaire de préparation était absolument indispensable avant d’avoir une entrevue avec Yogaswâmi.
Un mois s’était presque écoulé et je désirais vivement retourner chez moi à Colombo. Comme je perdais rapidement mon intérêt ancien pour Yogaswâmi, je décidai finalement de quitter Jaffna sans lui rendre visite. Lorsque je fis part de cette décision à mon ami, il rayonna d’un air triomphant. « Ah ! je pense que le moment convenable est arrivé ! Maintenant que vous perdez votre intérêt pour lui, vous êtes dans l’état de préparation qui convient pour le voir. Nous irons demain. » Après qu’il eut parlé, je fus convaincu pour la première fois de l’objet réel et profond de cette longue période d’attente et de préparation. Nous décidâmes de rencontrer Yogaswâmi le lendemain matin au lever du soleil, ce qu’on pensait être le meilleur moment pour une telle rencontre.
C’était un matin frais et paisible, sauf que l’on entendait les bruits crépitants provoqués par la douce brise balançant les grands et gracieux borasses. Nous marchions silencieusement sur les routes étroites et poussiéreuses. La ville était encore endormie. Yogaswâmi vivait dans une toute petite hutte qui avait été construite spécialement pour lui dans le jardin d’une maison de la ville de Jaffna. Cette hutte avait un toit de chaume et était dans l’ensemble caractérisée par la simplicité d’une demeure paysanne.
Yogaswâmi apparut exactement tel que je l’avais imaginé. Il paraissait très vieux et frêle. Il était de taille moyenne et ses longs cheveux gris lui tombaient sur les épaules. Lorsque nous aperçûmes Yogaswâmi, il balayait le jardin avec un long balai. Il marcha lentement vers nous et ouvrit les portes. « Je suis en train de faire la besogne d’un coolie (homme de peine), dit-il. Pourquoi êtes-vous venus voir un coolie ? » Il rit sous cape avec un éclair de malice dans les yeux. Je remarquai qu’il s’exprimait dans un bon anglais avec un accent impeccable. Comme il y avait habituellement un sens ésotérique à toutes ses déclarations, j’interprétai ses mots ainsi : « Je suis un nettoyeur spirituel des êtres humains. Vraiment, avez-vous besoin d’être purifiés ? » Il nous fit gentiment signe d’entrer dans sa hutte.
Lisez la deuxième partie de cet article
yogaesoteric
15 septembre 2020