L’hitlérisme avant Hitler

 

L’essai L’homme du néant, de Max Picard, paru en langue allemande en 1945, sous de titre Hitler in uns selbst. La traduction française parue en septembre 1946 dans le soixante-troisième Cahier du Rhône.

La lecture de ce texte ne peut que produire beaucoup d’étonnement et peut-être une saine inquiétude chez le/la lecteur/trice contemporain/ne, tant les tendances décrites par l’auteur comme ayant été caractéristiques de son époque et ayant rendu possible l’avènement et le déploiement du nazisme, peuvent être vues aujourd’hui comme s’étant poursuivies et accrues sans interruption depuis 70 ans.

*

Au cours d’un voyage en Allemagne en 1932, j’eus la visite du chef d’un grand parti allemand; il me demanda comment il se pouvait qu’Hitler eût acquis un tel renom et trouvé tant d’adhérents. Je lui indiquai le journal illustré déposé sur la table, en le priant d’y jeter un coup d’oeil. La première page montrait une danseuse à peu près nue; la seconde des soldats s’exerçant à la mitrailleuse, et en dessous le savant X dans son laboratoire; à la troisième page, on voyait, à côté d’un poème chinois, une série de photos représentant l’évolution de la bicyclette depuis le milieu du XIXe siècle jusqu’à nos jours; à la quatrième, une tribu d’Indiens de l’Amérique du Sud voisinait avec des ouvriers occupant leur temps libre à faire de la gymnastique, en regard du député Y, en vacances à la campagne.

« Voilà, dis-je », comment l’homme moderne perçoit le monde extérieur : dans un pèle-mêle sans lien ni continuité ; cela prouve que son âme elle-même est chaotique. Au lieu de connaître des objets stables, dont chacun se présente isolément et à sa place, l’homme moderne est un chaos vivant dans un monde chaotique. Indifférent à tout ordre, il ne demande qu’à percevoir une part quelconque de cette réalité incohérente ; peu lui chaud que ce soit ceci ou cela, pourvu que ce soit quelque chose. À la faveur de ce chaos, n’importe quoi peut s’insinuer en lui et n’importe qui : Adolf Hitler, par exemple. et voilà Hitler installé dans l’homme sans qu’on sache comment il y a pénétré ; dès lors il ne dépend plus de l’homme, mais de la seule habileté d’Hitler, qu’Hitler passe ou demeure.
La discontinuité chaotique du journal illustré paraît désuète, si on la compare à celle de la radio qui l’a reprise en la mécanisant. 6h. : gymnastique ; 6h.15 : disques ; 7h. : informations ; 8h. : cours de morse ; 9h. : sermon ; 9h.30 : au village ; 10h. : Beethoven, sonate pour flûte et piano ; 10h.30 : conférence agricole ; 10h.45 : nouvelles mondiales ; 11h. : ouverture de Rienzi, et ainsi de suite jusqu’au soir : 22h.10 : cours d’espagnol ; 22h.30 : pour les amateurs de jazz.

Le monde de la radio n’est pas seulement discontinu, il engendre la discontinuité. Il produit les choses privées de tout lien organique ; on les oublie avant même qu’elles aient disparu, car elles apparaissent voilées déjà du nuage de l’oubli. La radio suppose l’homme intérieurement incapable de percevoir la continuité, c’est-à-dire de percevoir les choses telles qu’elles sont et telles qu’elles se comportent les unes par rapport aux autres, chacune selon sa nature. La radio a partie liée avec l’incohérence intérieure de l’homme.

Il n’y a plus de monde intérieur offert à la connaissance, car ce monde est un chaos ; et il n’y a plus de monde intérieur capable de connaître, car le monde intérieur est également un chaos. Aussi l’homme ne se porte-t-il plus, par u acte de sa volonté, vers l’objet, il ne choisit plus l’objet ni ne l’examine : le monde est défait, les objets passent discontinument devant un homme discontinu. Peu importe ce qui passe, pourvu qu’il y ait passage. Dans ce défilé peut s’insinuer n’importe quoi, même Adolf Hitler ; l’homme moderne préfère qu’au moins paraisse Hitler, plutôt que de ne voir rien paraître. « Heil », salut ! à celui qui dans ce chaos passe, et non seulement passe, mais encore veille au déroulement sans fin de ce chaotique défilé. Salut à celui qui, mieux qu’un autre, sait entretenir la machine dévidant sous nos yeux, en série, les événements et les choses.

La grande ville est l’expression la plus achevée de la discontinuité, devenue pierre et ciment. Les lignes des maisons y sont partout brisées par le mouvement des autos, des trams et des trains, qui évoquent des machines chargées de tout déchiqueter. La silhouette de l’homme s’y désagrège en points noirs que les rues et les façades se renvoient dans un jeu cruel. Et le ciel y semble plus qu’ailleurs éloigné du sol, lui-même dépouillé de son unité et de sa continuité, tant il est rayé et déchiré par la lame tranchante des avions.

Max Picard

 

yogaesoteric
5 avril 2021

 

Also available in: Română

Leave A Reply

Your email address will not be published.

This site uses Akismet to reduce spam. Learn how your comment data is processed.

This website uses cookies to improve your experience. We'll assume you're ok with this, but you can opt-out if you wish. Accept Read More