Machines « necrophoniques » – Thomas Edison et la voix des morts
Si le nom de Thomas Edison (1847-1931) est communément associé à de nombreuses inventions telles que la lampe à incandescence, la chaise électrique ou le phonographe, il en va tout autrement de ses recherches psychiques. Alors que la plupart de ses biographes ont exploré les multiples facettes du génie aux mille brevets, ils sont toutefois restés silencieux sur les expérimentations que mena pourtant Edison, durant les dix dernières années de sa vie, dans le domaine de la communication avec les morts.
Les travaux accomplis par ce self-made man dans le champ de la reproduction sonore et des sciences psychiques sont symptomatiques, dans l’histoire de ces disciplines, d’un intérêt commun pour le phénomène de la voix et de ses doubles électriques. En quoi la machine phonographique révèlerait-elle les dimensions occultes des outils techniques de reproduction ? Retour sur l’histoire oubliée du « nécrophone », l’invention la plus mystérieuse de Thomas Edison.
Thomas Edison appartient à la race des « thanatotechniciens ». Toute sa vie durant, il n’aura cessé d’œuvrer en faveur d’une ingénierie de la mort. La plupart des objets techniques qu’il conçoit ou perfectionne font resurgir le caractère à la fois spectaculaire et mystérieux des phénomènes liés à la découverte de l’électricité, que le mesmérisme et le spiritisme populaire avaient déjà exploité en leur temps.
À commencer par son phonographe, en décembre 1877, dont la finalité visée est symptomatique de cette attirance morbide. Grâce à un ingénieux dispositif consistant en un cylindre de cire recouvert d’étain et destiné à inscrire les sons captés par le pavillon, il s’agit de conserver la voix d’une personne, par-delà la mort, et ce, afin de la faire revenir indéfiniment, telle une âme errante. Car au fond, que sont ces voix « phonographiées », sinon des phénomènes répondant à une logique de hantise et de revenance ? La fascination d’Edison pour les spectres ressort également dans l’invention en 1888 du kinétoscope et du kinétographe, lointains ancêtres du cinématographe des frères Lumières, qui participent à leur tour d’un mouvement de propagation des fantômes électriques. C’est d’ailleurs à cette même époque que l’inventeur américain s’engage dans une bataille féroce contre le courant alternatif, que défendent les ingénieurs George Westinghouse et Nikola Tesla.
Pour remporter la victoire sur ses concurrents, Edison met en scène plusieurs électrocutions publiques d’animaux – la plus célèbre reste sans doute la mise à mort de l’éléphante Topsy en 1903, filmée par ses propres employés – afin de prouver la plus grande dangerosité du courant alternatif. Cette obsession pour le pouvoir destructeur de l’électricité ne cesse de hanter Thomas Edison qui met au point une autre « thanatotechnique » : la première chaise électrique de l’État de New York. Le premier test effectué au début du mois d’août 1890 donnera lieu à un spectacle de cris et de sang insoutenable pour les quelques témoins de l’expérience : William Kemmler, le condamné, meurt après une agonie de plusieurs heures durant lesquelles il s’est vu administrer des décharges d’intensité croissante.
Mais cette obsession pour la mort trouvera son point d’orgue dans un ultime projet qui occupera Edison durant les dix dernières années de sa vie : celui de mettre sur pied un appareil pour communiquer avec les morts.Or, rares sont les traces laissées par ce que on conviendra d’appeler le « nécrophone ». Le mystérieux appareil n’a fait l’objet que de quelques déclarations de son inventeur à la presse de l’époque, rassemblées dans un curieux chapitre intitulé « Le Royaume de l’Au-delà » de ses Mémoires posthumes, parus en français en 1949, au fil duquel Edison aborde successivement les questions de la survie de l’âme, du spiritisme et des possibilités techniques de communication avec les disparus. Mais en quoi consistait son mystérieux « nécrophone » ? Que parvint-il à entendre ?
Edison et son phonographe circa 1877, par Levin C. Handy, domaine public, via Wikimedia Commons.
Car au fond que sont ces voix « phonographiées », sinon des phénomènes répondant à une logique de hantise et de revenance ?
Phonographie et spiritisme
L’intérêt particulier d’Edison pour la question de la survie de l’âme semble s’être développé assez tôt dans sa vie, et ce, même si les éléments factuels à cet égard se limitent à quelques témoignages. L’écrivain Martin Ebon rappelle à ce titre que les parents de l’inventeur étaient des spirites notoires, qui organisaient régulièrement dans leur maison familiale des séances avec un médium pour tenter de communiquer avec l’au-delà. Dans son ouvrage The Invented Self : An Anti-Biography from Documents of Thomas Alva Edison, David Nye a essayé de recenser les ouvrages relatifs aux phénomènes psychiques qui composaient la bibliothèque de l’inventeur : on y découvre aussi bien les ouvrages de la théosophe Helena Blavatsky, les comptes rendus de la Society for Psychical Research, le livre Du Ciel et de l’Enfer d’Emmanuel Swendenborg (1688-1772), réputé notamment pour ses récits de visions dans lesquels il conversait avec les anges, que l’étrange ouvrage intitulé The Evolution of the Universe qui, selon la légende, aurait été « dicté » par l’esprit du physicien Michael Faraday (1791-1867), à qui l’on doit notamment de nombreuses découvertes dans le domaine de l’électromagnétisme.
Toutefois, l’intérêt d’Edison pour les sciences psychiques ne se limite pas au seul domaine de la communication avec les morts. Ses recherches s’orientent aussi vers les phénomènes de « sympathie à distance » que l’on regroupe généralement sous le nom de « télépathie ». Il organise ainsi plusieurs expériences avec Bert Reese (1851-1926), prestidigitateur dont la célébrité a été bâtie autour de ce qu’il présente comme des facultés psychiques authentiques.
« Edison’s Own Secret Spirit Experiments », Modern Mechanix, octobre 1933, p.35.
Bien que contraint de constater amèrement l’échec de ses propres tentatives, Edison ne délaissera pas pour autant le domaine de la télépathie. Selon l’illusionniste Joseph Dunninger (1892-1975), avec qui Thomas Edison entretenait une correspondance régulière, l’inventeur aurait mené des expériences durant lesquelles « il se concentrait sur une personne et celle-ci venait le voir ou bien se concentrait sur l’idée d’une action en particulier et celle-ci se transmettait à la personne visée sans l’aide d’aucune information verbale ».
Métaphysique de l’enregistrement sonore
Le « nécrophone » de Thomas Edison s’appuie sur une théorie métaphysique de l’enregistrement sonore. Les idées qu’il avance au sujet de la communication avec les morts se présentent comme l’association étrange de concepts inspirés de l’occultisme et de notions scientifiques relatives à la mémoire organique. Les êtres humains seraient, selon lui, composés de millions d’« unités de vie », dont la taille infiniment petite permettrait d’échapper à l’observation microscopique :
« La petitesse des unités est obligatoirement limitée par l’ultime finesse de la matière. (…) La théorie des électrons répond à cette question d’une manière tout à fait satisfaisante. J’ai fait faire des calculs approximatifs et je suis maintenant en possession de résultats. Je suis certain que l’existence d’une entité très complexe, constituée par un million d’électrons et cependant trop petite pour être visible au microscope le plus perfectionné, est une chose parfaitement possible. »
En s’agrégeant sous la forme d’« essaims », ces groupes d’ « unités de vie » constitueraient un être vivant. Lorsque ce dernier mourrait, les « unités de vie » se disperseraient alors rapidement dans l’éther pour reformer un nouvel essaim.
Le « nécrophone » sera précisément capable, selon son inventeur, de détecter les derniers paroles des unités de vie venant tout juste de se disperser dans l’éther avant qu’elles ne se regroupent pour former un autre être vivant.Le principe de cette machine, explique Edison, repose sur une sorte de valve dont la conception permettra d’amplifier toute énergie, aussi minime soit-elle, au moyen de laquelle un esprit pourra se manifester. On retrouve là le principe d’amplification dont l’inventeur a déjà doté les appareils téléphoniques et phonographiques. Pour autant, son appareil n’a rien à voir avec le folklore spirite et ses planches oui-ja, martèle Edison :
« Quelques-unes des méthodes actuellement employées sont si simplistes, tellement puériles et peu scientifiques qu’on peut seulement s’étonner de voir tant d’hommes sensés y ajouter foi. Si jamais, nous devons réussir à entrer en contact avec des personnalités qui ont quitté notre monde, ce ne sera certainement pas grâce à un de ces moyens enfantins qui paraissent si naïfs à un savant. »
Or, malgré cette détermination à se distinguer de telles croyances jugées « puériles »et « absurdes », force est de constater que celles-ci ne sont pas si éloignées des inventions d’Edison. Rappelons seulement que les médiums de l’époque n’hésitaient pas à utiliser durant leurs séances différentes techniques de reproduction sonore. Si le langage télégraphique de Samuel Morse a inspiré les « coups frappés » lors des phénomènes de poltergeist observés en 1848 chez les Sœurs Fox, il en va de même du phonographe d’Edison quant à l’emploi qu’ont fait les médiums anglo-saxons du pavillon de cet appareil. En effet, ce qu’il était alors coutume d’appeler les « trompettes pour esprits » ressemblaient étonnamment à cette partie de l’appareil d’Edison. Dans son Histoire du spiritisme, Arthur Conan Doyle rappelle que ces « cônes d’aluminium étaient utilisés lors des séances médiumniques pour amplifier la voix et aussi, […] pour former une petite chambre noire dans laquelle les véritables cordes vocales utilisées par l’esprit [pouvaient] se matérialiser ».
Domestiquée par l’homme, l’électricité a ceci de particulier qu’elle peut aussi bien servir l’homme que l’asservir, voire l’annihiler pour ensuite le faire revenir sous la forme d’avatars magnétiques.
Quant à l’apparence de son appareil, Edison est toujours resté discret. On peut toutefois encore consulter quelques croquis du « nécrophone » d’Edison dans deux anciennes revues américaines. La revue Modern Mechanix and Inventions dévoile en octobre 1933 quelques traits caractéristiques de ladite machine :
« Dans une pièce sombre de son grand laboratoire (…), Edison avait installé une cellule photo-électrique. Un petit rayon de lumière, provenant d’une puissante lampe, perçait l’obscurité et heurtait la surface active de cette cellule, où il était transformé instantanément en un faible courant électrique. Tout objet traversant le faisceau lumineux, qu’il soit mince, transparent ou petit, entraînerait automatiquement une inscription sur la cellule. »
L’article de Wainwright Evans pour la revue spécialisée Fate reproduit en 1963, quant à lui, le croquis d’un appareil ressemblant étrangement à la fois au phonographe d’Edison et aux « trompettes pour esprits ». La machine d’Edison se présente comme un étrange « téléphone psychique ». Le journaliste décrit un curieux dispositif dans lequel on a placé un microphone dans une boîte en bois sur laquelle une imposante trompette d’aluminium, remplie de permanganate de potassium et traversée par une électrode, a été placée. Un fil électrique connecte de part en part le microphone à la trompette et une antenne de radio. Placé dans une trompette en aluminium, le permanganate de potassium devait agir comme une solution électrolytique, afin, selon l’auteur de l’article, d’amplifier les ondes supposées porter la voix des âmes errantes.
S’il fallait retenir une seule idée des expérimentations « nécrophoniques » de Thomas Edison, ce serait sans doute celle-ci : le phonographe et les autres dispositifs destinés à électriser la parole sont des « machines à fantômes ». Domestiquée par l’homme, l’électricité a ceci de particulier qu’elle peut aussi bien servir l’homme que l’asservir, voire l’annihiler pour ensuite le faire revenir sous la forme d’avatars magnétiques. Edison a su saisir ce lien singulier entre les techniques d’inscription du son et les phénomènes dits occultes, pour se risquer à vouloir phonographier la voix des morts.
Phonographier doit s’entendre ici comme l’acte d’arracher la voix du corps qui l’émet. Phonographier, c’est réduire votre identité à un double fantomatique. Les technologies du son ont rendu possible ce que Raymond Murray Schafer nomme le phénomène de « schizophonie »: les appareils phonographiques ont permis la séparation de la voix du corps de son locuteur, ce qui a engendré une expérience troublante pour celui qui tend l’oreille. Écouter la radio, c’est littéralement entendre des voix. La radio est « structurellement hallucinogène », rappelle le critique d’art Florent Lahache, en cela qu’elle « place de fait l’auditeur en position de délirer. » Une fois enregistrée, la parole ne fait plus partie de votre corps. Vous en êtes en quelque sorte dépossédés. Dès lors, le désir d’enregistrer la voix des morts semble poser précisément cette même question en lui adjoignant une dimension métaphysique : et si un jour les machines à communiquer pouvaient capturer votre âme, que donneraient-elles à entendre ?
yogaesoteric
22 septembre 2019