Quand les super riches se préparent à l’apocalypse (2)


Avant d’entrer dans le vif du sujet, soulignons que le journalisme n’est pas totalement mort. Dans cet article-fleuve d’Evan Osnos, publié le 30 janvier 2017 dans le journal The New Yorker, on plonge dans l’univers confidentiel et passionnant des preppers milliardaires (ou presque), ces richissimes Américains qui se préparent à l’éventuel effondrement de la civilisation. Sans jugement (abusif), très documenté, axé sur le terrain et bien écrit, cet article est à lire et à partager sans modération :

Lisez la première partie de cet article

Pour gérer cette peur, Dugger affirme avoir vu deux types de réponses très différentes. « Les gens savent que la seule réponse à apporter est de régler le problème de fond, a-t-il déclaré. C’est la raison pour laquelle ils sont nombreux à faire de gros dons à de bonnes causes. » Mais, en même temps, ils investissent dans une échappatoire. Il se souvient d’un dîner à New York City après le 11 septembre et l’éclatement de la bulle Internet. « Un groupe de multimillionnaires par centaines et de milliardaires discutaient de scénarios de fin de l’Amérique et de ce qu’il convenait de faire. La plupart disaient qu’ils allaient faire chauffer les turbines des avions et emmener leur famille dans leur ranch de l’Ouest ou à l’étranger. » « L’un des invités était circonspect, se souvient Dugger. Il s’est penché en avant et a dit : allez-vous aussi emmener la famille du pilote avec ? Et les mécaniciens ? Si la révolution éclate, combien de gens dont vous avez besoin allez-vous emmener avec vous ? L’interrogatoire s’est poursuivi. À la fin, la plupart étaient d’accord pour dire qu’il n’était pas possible de fuir. »

L’anxiété des élites traverse les démarcations politiques. Même les financiers qui ont soutenu Trump, en espérant qu’il baisse les taxes et les régulations, ont été passablement énervés par la façon dont sa campagne insurrectionnelle semble avoir accéléré l’effondrement du respect pour les institutions établies. Dugger a déclaré : « Les médias sont attaqués maintenant. Ils se demandent si le système judiciaire est le prochain sur la liste. Va-t-on passer des “ fausses nouvelles ” aux “ fausses preuves ” ? Pour les gens dont l’existence dépend de contrats exécutoires, c’est une question de vie ou de mort. »

Robert A. Johnson perçoit les discussions de fuite de ses pairs comme le symptôme d’une crise plus profonde. À 59 ans, Johnson a des cheveux argent ébouriffés, dégage un calme avunculaire et s’exprime d’une voix douce. Il a un diplôme d’ingénieur électrique et d’économie du MIT, un doctorat d’économie de Princeton et a travaillé à Capitol Hill avant d’entrer dans la finance. Il est ensuite devenu directeur du hedge fund Soros Fund Management. En 2009, après le début de la crise financière, il fut nommé à la tête du think tank de l’Institute for New Economic Thinking.

Lorsque j’ai rendu visite à Johnson, dans son bureau de Park Avenue South, il s’est lui-même décrit comme un étudiant accidentel de l’anxiété civique. Il a grandi dans la banlieue de Detroit, à Grosse Pointe Park. Fils de médecin, il a observé la descente aux enfers de la génération de son père à Detroit. « Ce que je vois se produire actuellement à New York a des airs de déjà vu, a-t-il déclaré. Ce sont mes amis. Avant, j’habitais à Belle Haven, à Greenwich, dans le Connecticut. Louis Bacon, Paul Tudor Jones et Ray Dalio (des gestionnaires de hedge funds) habitaient tous à une cinquantaine de mètres de chez moi. Lorsque je parlais aux gens, de plus en plus me disaient : “ Tu dois avoir un avion privé, tu dois t’assurer de pouvoir prendre soin de la famille du pilote aussi, ils doivent être dans l’avion. ” »

En janvier 2015, Johnson a tiré la sonnette d’alarme : les tensions provoquées par les énormes inégalités de revenus devenaient tellement importantes que les gens parmi les plus riches du monde prenaient des mesures pour se protéger. Au forum économique mondial de Davos, Johnson a confié à l’auditoire : « Je connais des gestionnaires de hedge fund à travers le monde qui achètent des fermes et des pistes d’atterrissage dans des pays comme la Nouvelle-Zélande car ils pensent qu’ils ont besoin d’un ticket de sortie. »

Johnson voudrait que les riches adoptent un plus grand esprit d’initiative, une ouverture pour le changement qui pourrait inclure, par exemple, des droits de succession plus agressifs. « 25 gestionnaires de hedge Fund gagnent plus d’argent que tous les enseignants qui travaillent dans les jardins d’enfants des États-Unis, a-t-il déclaré. Faire partie de ces 25 n’offre pas un bon sentiment. Je pense qu’ils sont devenus particulièrement sensibles. » L’écart s’agrandit. En décembre 2016, le National Bureau of Economic Research a publié une nouvelle analyse, des économistes Thomas Piketty, Emmanuel Saez et Gabriel Zucman, qui a découvert que la moitié des adultes américains ont été « complètement écartés des bienfaits de la croissance économique depuis les années 70 ». Environ 117 millions d’Américains gagnent la même chose qu’en 1980, alors que le revenu moyen des 1 % a presque triplé. Cet écart correspond à l’écart moyen de revenus entre les États-Unis et la République démocratique du Congo, écrivent les auteurs.

Johnson a dit : « Si nous avions une répartition plus équitable de la richesse, davantage de moyens et d’énergie déployés dans l’enseignement public, les parcs, les infrastructures de loisirs, les arts et la santé, cela pourrait grandement apaiser notre société. Nous avons largement liquidé ces choses. »

Alors que les institutions publiques se détériorent, l’anxiété des élites est devenue la jauge de notre situation délicate. « Pourquoi ces gens qui sont enviés pour leur pouvoir ont l’air d’avoir si peur ?, se demande Johnson. Qu’est-ce que cela nous dit vraiment sur notre système ?, a-t-il ajouté. C’est vraiment curieux. On a les gens les plus visionnaires, ceux qui ont les plus de ressources, parce que c’est ainsi qu’ils sont devenus riches… et ce sont ceux qui sont les plus prêts à sauter de l’avion et à actionner leur parachute. »

Durant une froide soirée du début du mois de novembre 2016, j’ai loué une voiture à Wichita, dans le Kansas, pour prendre la direction du nord, en traversant la banlieue et en allant bien au-delà du dernier centre commercial, où l’horizon se garnit de terres agricoles. Après quelques heures, juste avant d’arriver dans la ville de Concordia, j’ai mis le cap sur l’ouest sur une route de terre traversant des champs de maïs et de soja, naviguant grâce à mes phares jusqu’à ce que j’arrive devant une énorme porte d’acier. Un garde, habillé en treillis, m’a accueilli avec un pistolet semi-automatique à la main.

Il m’a fait rentrer à l’intérieur et, dans la pénombre, j’ai pu voir les contours d’un énorme dôme en béton doté d’une porte métallique entrouverte. C’est alors que m’a accueilli Larry Hall, CEO du Survival Condo Project, un complexe d’appartements luxueux de 15 étages situé sous terre, dans un silo de missile Atlas. Avant de devenir un logement, le silo a accueilli entre 1961 et 1965 une tête nucléaire pour être ensuite mis hors service. Sur un site conçu pour la menace nucléaire soviétique, Hall a érigé une solution contre les craintes d’une nouvelle ère. « C’est un vrai soulagement pour les super riches, a-t-il déclaré. Ils peuvent venir ici, ils savent qu’il y a des gardes armés à l’extérieur. Les enfants peuvent jouer. »

Hall a eu l’idée de son projet il y a environ une décennie, lorsqu’il a lu que le gouvernement réinvestissait dans la gestion des catastrophes après un désintérêt suite à la fin de la Guerre froide. Durant les attaques du 11 septembre, l’administration Bush a activé un « plan de continuité du gouvernement », transportant des travailleurs fédéraux triés sur le volet en hélicoptère et en bus vers des lieux fortifiés. Mais après des années de désuétude, les ordinateurs et autres équipements des bunkers étaient complètement dépassés. Bush a alors ordonné de se repencher sur les plans de continuité, et la FEMA a lancé des exercices annuels (Eagle Horizon, en 2015, a simulé des ouragans, des engins nucléaires, des tremblements de terre et des cyberattaques).

« J’ai commencé à me dire : attends une minute, que sait le gouvernement que nous ignorons ? », a dit Hall. En 2008, il a payé 300.000 $ pour acheter le silo. La construction fut achevée en décembre 2012 pour un coût total d’environ 20 millions de dollars. Il a créé 12 appartements privés, tous sur un étage entier, qui furent mis en vente à 3 millions de dollars. Il les a tous vendus… sauf un, qu’il a gardé pour lui.

La plupart des preppers n’ont en fait pas de bunker. Ces abris blindés sont chers et difficiles à construire. Le silo original du complexe de Hall fut conçu par les ingénieurs de l’armée afin de résister à une frappe nucléaire. Il peut accueillir 75 personnes. Il dispose de suffisamment de nourriture et de carburant pour fonctionner 5 ans sans apport extérieur. En élevant des tilapias dans des bassins, en cultivant des légumes hydroponiques sous des lampes de culture avec des énergies renouvelables, il pourrait fonctionner indéfiniment, a déclaré Hall. En cas de crise, ses camions de style SWAT iront chercher n’importe quel propriétaire dans un rayon de 650 km. Les résidents possédant un jet privé peuvent atterrir à Salina, à une cinquantaine de kilomètres de là. Selon lui, les ingénieurs de l’armée firent le plus dur en choisissant le lieu. « Ils se sont penchés sur le niveau au-dessus de la mer, la séismologie des lieux, la distance avec les grands lieux habités », a-t-il expliqué.

Hall, la cinquantaine bien entamée, est un grand bavard au torse puissant. Il a étudié les affaires et l’informatique au Florida Institute of Technology. Il s’est ensuite spécialisé dans les réseaux et les centres de données au sein de Northrop Grumman et Harris Corporation, des fournisseurs de la Défense. Il fait désormais des allers-retours entre son silo du Kansas et sa maison de la banlieue de Denver où sa femme, assistante juridique, vit avec leur fils de 12 ans.

Hall m’a fait visiter le garage et un lounge avec feu ouvert, salle à manger et cuisine d’un côté. Il dégageait le charme d’un condo de ski, les fenêtres en moins : table de billard, électroménager en aluminium brossé, fauteuils en cuir. Pour rationaliser l’utilisation de l’espace, Hall s’est inspiré des cabines des paquebots de croisière. Nous étions accompagnés par Mark Menosky, un ingénieur qui supervise les opérations quotidiennes. Alors qu’ils s’occupaient du repas (steak, patates au four et salade), Hall a déclaré que l’aspect le plus compliqué du projet est d’organiser une vie durable sous terre. Les condos ont été équipés de « fenêtres à écran LED » qui diffusent la vidéo en direct du paysage qui se trouve au-dessus du silo. Mais les propriétaires peuvent choisir une autre vue, comme une forêt de pins. Une future propriétaire de New York City voulait la vidéo de Central Park. « Durant les 4 saisons, de jour et de nuit, a déclaré Menosky. Elle voulait les bruits, les taxis et les klaxons. »

Certains survivalistes dénigrent Hall pour avoir créé un refuge de luxe pour les riches et ont menacé de prendre son bunker en cas de crise. Hall a balayé cette possibilité lorsque je l’ai évoquée durant notre dîner. « Ils peuvent nous tirer dessus autant qu’ils veulent. » Si nécessaire, ses gardes riposteront, a-t-il déclaré. « Nous avons un poste de sniper. »

Je me suis entretenu au téléphone avec Tyler Allen, développeur immobilier de Lake Mary, en Floride, qui m’a déclaré avoir payé 3 millions de dollars pour acheter l’un des condos de Hall. Allen a évoqué sa crainte de conflits sociaux aux États-Unis, ainsi que les efforts du gouvernement pour tromper la population. Il pense qu’ils ont laissé entrer le virus Ebola dans le pays pour l’affaiblir. Lorsque je lui ai demandé quelle est la réaction de ses amis à ses idées, il a dit : « La réaction habituelle que l’on obtient, ce sont les rires, parce qu’ils ont peur. Mais, a-t-il ajouté, ma crédibilité a explosé. Il y a 10 ans, tout cela avait l’air juste fou… des troubles sociaux, une division culturelle dans le pays, des troubles raciaux et la propagation de la haine. » Je lui ai demandé comment il comptait rejoindre le Kansas, depuis la Floride, en cas de crise. « Si une bombe sale atteint Miami, tout le monde sera à la maison ou dans un bar, accroché à la TV. Eh bien, vous aurez 48 heures pour foutre le camp. »

Allen m’a dit que, selon lui, prendre ses précautions est injustement stigmatisé. « On ne vous traite pas de barjot si vous êtes le Président et que vous allez à Camp David, a-t-il rétorqué. Mais si vous avez les moyens et que vous faites le nécessaire pour protéger votre famille en cas de problème, on vous catalogue parmi les timbrés. »

Pourquoi nos pulsions dystopiques émergent à certains moments, et pas à d’autres ? La fin du monde, en tant que prophétie, genre littéraire ou opportunité commerciale, n’est jamais statique : elle évolue avec nos anxiétés. Les premiers colons puritains ont vu dans le trésor incroyable de la nature américaine à la fois l’apocalypse et le paradis. Lorsque, en mai 1780, la pénombre remplaça subitement le jour en Nouvelle-Angleterre, les fermiers pensèrent que ce cataclysme annonçait le retour du Christ (en fait, le phénomène fut provoqué par d’énormes feux de forêt en Ontario). D. H. Lawrence diagnostiqua une certaine propension américaine à avoir peur. « Ruine ! Ruine ! Ruine ! », a-t-il écrit en 1923. « Quelque chose semble le murmurer dans les forêts très sombres d’Amérique. »

Historiquement, notre fascination pour le jugement dernier a prospéré durant les périodes d’insécurité politique et de changements technologiques rapides. « À la fin du 19e siècle, des tas de romans utopistes furent publiés, et pour chacun d’entre eux un roman dystopique sortait aussi » m’a dit Richard White, historien de l’université de Stanford.

Le livre de Bellamy « Looking backward », publié en 1888, raconte l’histoire d’un paradis socialiste en 2000. Il devint un roman culte, inspirant la création de clubs Bellamy à travers le pays. À l’inverse, Jack London, en 1908, a publié The Iron Heel, imaginant une Amérique sous la coupe d’une oligarchie fasciste dans laquelle « 1/10 dixième des 1 % » détient « 70 % de la richesse ».

À l’époque, les Américains s’émerveillaient des progrès de l’ingénierie. Les visiteurs de l’exposition universelle de Chicago de 1893 purent contempler les nouvelles applications de la lumière électrique. Mais, simultanément, ils dénonçaient les bas salaires, les mauvaises conditions de travail et l’avarice des patrons. « C’était fort similaire à aujourd’hui, a déclaré White. On avait le sentiment que le système politique avait déraillé et qu’il n’était plus capable de gérer la société. Il y avait d’énormes inégalités, une gronde chez les prolétaires. L’espérance de vie raccourcissait. Le sentiment que les progrès de l’Amérique s’étaient arrêtés se dégageait, on avait l’impression que tout allait tomber en lambeaux. »

Les poids lourds du business devinrent mal à l’aise. En 1889, Andrew Carnegie, qui allait devenir l’homme le plus riche du monde avec un patrimoine de plus de 4 milliards de dollars d’aujourd’hui, écrivait, avec inquiétude, sur les tensions entre les classes. Il a critiqué l’émergence de « castes rigides » vivant dans une « ignorance mutuelle » et une « méfiance partagée ». John D. Rockefeller, de Standard Oil, qui fut en fait le premier milliardaire américain, pensait qu’il était de son devoir chrétien de donner en retour. « La nouveauté d’être capable d’acheter tout ce qu’on souhaite vous passe rapidement, a-t-il écrit en 1909, car ce que les gens veulent le plus ne s’achète pas. » Carnegie a poursuivi en combattant l’analphabétisme en créant près de 3.000 bibliothèques publiques. Rockefeller a fondé l’université de Chicago. D’après Joël Fleishman, l’auteur de The Foundation, une étude de la philanthropie américaine, les deux hommes se sont appliqués à « changer le système qui a engendré ces maux ».

Pendant la Guerre froide, l’Armageddon devint un sujet pour les politiques. L’Administration fédérale de la Défense Civile, créée par Harry Truman, émettait des instructions claires pour survivre à une frappe nucléaire, comme de « sauter dans tout fossé » ou encore de ne « jamais perdre la tête ». En 1958, Dwight Eisenhower posa le pied sur Project Greek Island, un abri secret situé dans les montagnes de la Virginie de l’Ouest, assez grand pour accueillir tous les membres du Congrès. Caché derrière le Greenbrier Resort, à White Sulphur Springs, pendant plus de 40 ans, il tenait prêt des chambres séparées pour la Chambre et le Sénat (le Congrès a désormais un autre abri, dans un lieu secret).

Mais, en 1961, John Fitzgerald Kennedy encouragea « tous les citoyens » à contribuer à la construction d’abris contre les retombées radioactives. Dans une allocution télévisée, il a dit : « je sais que vous ne voudriez pas en faire moins. » En 1976, surfant sur les craintes d’inflation et l’embargo du pétrole arabe, un éditeur d’extrême droite du nom de Kurt Saxon lança The Survivor, un bulletin d’information influent qui célébrait les connaissances perdues des pionniers. La littérature grandissante sur le déclin et l’autoprotection incluait des titres comme « Comment prospérer dans les mauvaises années à venir », un best-seller de 1979 qui conseillait d’accumuler de l’or sous la forme de pièces sud-africaines Krugerrands. Le « doom boom », comme on commençait à le connaître, s’est encore développé sous Ronald Reagan. Le sociologue Richard G. Mitchell Jr, professeur émérite de l’université de l’Oregon qui a passé 12 années à étudier le survivalisme, a déclaré : « Durant l’ère Reagan, nous avons entendu, pour la première fois de ma vie et je suis âgé de 74 ans, les plus hautes autorités du pays nous dire que le gouvernement n’avait pas été à la hauteur, que les méthodes collectives institutionnelles de résolution des problèmes et de compréhensions de la société ne sont pas bonnes. Les gens ont dit : ok, elles sont déficientes. Mais que faire maintenant ? »

Lisez la troisième partie de cet article

yogaesoteric
4 décembre 2019

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