Michel Onfray : L’insurrection, et après ? (1)

 

Le 6 décembre 2018, dans un texte intitulé « L’insurrection, et après ? », Michel Onfray salue les gilets jaunes qui continuent le mouvement et propose une méthode girondine et libertaire pour déjouer les récupérateurs et les provocateurs.

Ce qui advient avec les gilets-jaunes ressemble à s’y méprendre aux prémices d’une révolution. L’histoire de la Révolution française, mais aussi celle des autres révolutions, intéresse le libertaire qu’on est parce qu’on peut y pointer le moment où la générosité qui préside à un mouvement pour plus de dignité et d’humanité se trouve récupéré par quelques autoritaires qui détournent l’impulsion originelle afin d’assurer leur pouvoir personnel. Ils évincent alors les auteurs ayant initié la dynamique : les gens modestes, les pauvres, les petits, les sans-grades, les « sans-dents », comme il fut dit un temps par un qui se disait « socialiste » et – hélas ! – suivant la jurisprudence 1983, l’était bel et bien !

Prenons 1789. La Révolution française ne s’effectue pas tout de suite, contrairement aux résumés distribués par le catéchisme laïc, avec une revendication républicaine d’abolition de la monarchie dans l’objectif avoué de réaliser la Liberté, l’Égalité et la Fraternité ! Pour la vulgate, il y aurait eu un « avant 14 juillet », avec les ténèbres, un roi faible, une reine frivole et vendue à l’étranger, un régime esclavagiste, puis, après la Révolution, un moment de lumière avec des dirigeants républicains ayant offert la dignité à tous ! Lors de la prise de la Bastille, rappelons-le, Robespierre, Marat et Danton sont monarchistes et ils vont le rester deux bonnes années ! L’insurrection de 1789 ne s’effectue pas pour les idées de Liberté, d’Égalité et de Fraternité, mais pour des revendications concrètes portées par ceux qu’on appelle « les Enragés » – les gilets-jaunes de l’époque… Ils veulent du pain pour leur famille, du lait pour leurs enfants et du savon pour se laver. Les prix sont trop élevés, les accapareurs et les agioteurs profitent du désordre pour les augmenter, les Enragés veulent les plafonner. Ils n’ont aucun souci de faire chuter la monarchie ou d’en penser les modalités constitutionnelles, ni même de proposer un changement de régime ! La démocratie directe avec le contrôle des représentants proposés par les Enragés ne datent pas de juillet 1789.

A cette époque, les sans-culottes, une autre modalité de la revendication populaire, évoluent eux-aussi sur des terrains très concrets et nullement idéologiques. Ils n’ont que faire des débats intellectuels et de savoir s’il faut préférer le Contrat social de Rousseau à L’Esprit des lois de Montesquieu : ils veulent améliorer leur vie quotidienne qui est faite de misère et de pauvreté, de faim et de froid, de chômage et de précarité.

Il n’est d’ailleurs pas sans raison que ce petit peuple révolté soit lui aussi qualifié avec un attribut vestimentaire : ils ne portent pas la culotte et les bas des bourgeois (ou de l’aristocrate Robespierre qui est le grand homme de la bourgeoisie et n’oublie jamais de porter la perruque poudrée de sa caste…), mais le pantalon à rayures bleues et blanches. Les gilets-jaunes eux-aussi arborent un attribut vestimentaire qui, certes, est celui des automobilistes en détresse, mais aussi, on a tendance à l’oublier, celui des travailleurs de l’extérieur qui ont besoin de signaler leur présence sur les chantiers ou dans les rues afin de ne pas se faire tuer par des engins de travail ou des automobilistes. Le gilet jaune, c’est le costume du travailleur qui ne porte pas de cravate : le maçon et le balayeur, le menuisier et l’employé de la voirie…

Au commencement, toute révolution est insurrection. La prise de la Bastille est emblématique de cette vitalité révolutionnaire : on attaque le symbole du pouvoir. Qui niera que les Champs-Élysées, lieu de parades des puissants, soit un lieu éminemment symbolique pour ceux qui regardent à la télévision le pouvoir y passer, s’y montrer, s’y exhiber et qui le subissent sans jamais l’exercer ? On y voit en effet, au choix, les défilés militaires lors de la parade anniversaire de ce fameux 14 juillet ; la tribune des chefs d’État invités par la France – jadis Kadhafi ou Bachar el Assad, et récemment, pour le centenaire de la fin de la Première Guerre mondiale : Trump, Erdogan, Merkel ou Poutine et un paquet d’autres huiles ; les bus de l’équipe de football quand elle décroche la coupe du Monde ; le convoi funéraire de Johnny Hallyday, fiscalement domicilié aux États-Unis ou en Suisse, mais néanmoins salué par les trois derniers présidents de la République, le quatrième n’étant plus en état de le faire mais qui, sinon, y serait également allé. C’est aussi l’artère qui conduit le chef d’État nouvellement élu de la place de la Concorde, où ont été décapités le roi et la reine, ce qui marque la fin de la monarchie, à l’Arc de triomphe, un bâtiment qui est d’abord là pour signifier les victoires de Napoléon, certes, mais aussi et surtout, la fin de la Révolution française sifflée par ce jacobin corse avec son coup d’État du 18 Brumaire. Avec ce putsch, Napoléon assure aux bourgeois que la Révolution est finie et qu’ils peuvent désormais jouir tranquillement des biens confisqués au clergé, devenus biens nationaux, et achetés par eux parce qu’ils avaient de quoi les acquérir – au contraire des pauvres… Les Champs-Élysées racontent en raccourci comment naît, vit et meurt une Révolution : de la guillotine robespierriste, en bas, où le sang a été versé par les jacobins de 1792 et 1793 pour abolir la royauté, à l’Arc de l’empereur, en haut, qui a mis fin à la Révolution et renvoyé les petites gens à leurs conditions de misérables (quand ils ne mourraient pas sur les champs de bataille de ses guerres de conquête par centaine de milliers…). C’est un résumé de ce qui ne doit pas arriver mais qui menace si d’aventure les gilets-jaunes ne se structurent pas.

Car, s’ils ne s’organisent pas, d’autres organiseront pour eux et, c’est certain, les gilets-jaunes deviendront les Plaideurs de la fable de La Fontaine, ils n’auront plus que leurs yeux pour pleurer : l’insurrection aura fait le jeu de Mélenchon ou de Le Pen, autrement dit de ces gens du système, car, même s’ils font carrière dans la critique du système, ils en font partie – le très longtemps sénateur socialiste Mélenchon ayant voté « oui » à Maastricht, qui est le péché originel expié ces temps-ci dans les rues ; et Marine Le Pen ayant hérité de la boutique paternelle qu’elle fait fructifier de façon familiale entre Montretout et Bamboula. L’un et l’autre avec leurs troupes dirigeantes sont gens à cravate, même et surtout quand ils affectent de n’en pas porter !

Comment s’organiser ? Il faut éviter la solution jacobine car, pour cette engeance centralisatrice et parisienne qu’est le jacobin, tout pouvoir procède d’une figure unique qui elle-même s’inspire du roi. Précisons que, lors des dernières présidentielles, tous les candidats étaient jacobins ! Ceux qui parlaient de girondinisme le faisaient pour rire – Raffarin ou Juppé par exemple…– dans la perspective que, dans leurs régions gouvernées comme des fiefs féodaux, ils pourraient continuer à disposer d’un pouvoir semblable à celui des monarques. Or, la Gironde n’est pas multiplication des rois en région ou dans les départements, voire dans les communes, ce serait pure sottise, mais réellement pouvoir régional en région, départemental dans les départements, communal dans les communes. En revanche, c’est le pouvoir exercé par ceux sur lesquels il s’exerce avec révocabilité des élus. En effet, ces derniers ne devraient pas être des titulaires du pouvoir de droit divin mais des mandataires auxquels l’électeur peut reprendre sa délégation à tout moment dans le cas où la parole est peu, pas ou mal portée. Le pouvoir ne doit plus être une sinécure personnelle et doit redevenir une obligation contractuelle. L’élu est l’obligé de qui le mandate et non son parasite.

Le marxisme-léninisme est la forme aboutie du jacobinisme. N’oublions pas que cette idéologie reste l’horizon intellectuel de Mélenchon et de sa garde rapprochée. La dictature du prolétariat, préconisée par Marx dans le texte, a été réalisée par Lénine, puis Trotski, puis Staline. On ne fait pas de distinctions entre ces trois modalités d’une même dictature. Elle a été dictature sur le prolétariat plutôt que dictature du prolétariat. Le nier c’est prendre le parti du Goulag.

Dans l’aventure des gilets-jaunes, les néo-marxistes-léninistes sont embusqués : ils sont passés à côté des débuts de l’insurrection qu’ils ont même, pour tel ou tel, on songe à Clémentine Autain, regardé avec un certain mépris. Depuis qu’ils sont arrivés quatrièmes aux présidentielles et très mauvais perdants, ils ont raté la convergence des luttes ; ils n’ont pas réussi à fédérer lors de manifestations qu’ils voulaient grandioses ; ils perdent des points dans les sondage ; ils accumulent les scandales d’argent et d’affaires, de népotisme et de passe-droits, qui touchent tel ou tel ou tel dans leur camp.

Or, ce grand petit peuple a réalisé tout seul ce que ces politiciens professionnels ne sont pas parvenus à faire avec beaucoup d’argent, des communicants, des experts, des salariés, et même des autoentrepreneurs… Aujourd’hui, disons-le de façon métaphorique, les néo-robespierristes remontent la foule en direction des premières places du cortège…

A droite, Marine Le Pen offre une version de ce même jacobinisme. Elle croit au chef charismatique, certes, elle sollicite le référendum sur les questions sociétales mais, sans la pédagogie qui le prépare, le référendum, auquel on tient comme exercice de démocratie directe, est un plébiscite du chef plus qu’une expression démocratique. En ces temps d’inculture politique et civique généralisée, la démocratie plébiscitaire s’avère l’une des modalités de la tyrannie – celle de l’opinion que ne construit plus l’École qui fut jadis républicaine, mais que fabriquent aujourd’hui les médias dominants et les contre-médias tout aussi insoucieux de vérité, de réalité, de justice et de justesse les uns que les autres. Condorcet a déjà expliqué en son temps combien la démocratie sans éducation rendait toute élection problématique.

Ces deux modalités du jacobinisme que sont Mélenchon et Le Pen n’ont pas été plus clairs l’un que l’autre sur la question de la souveraineté nationale : on les comprend car ces professionnels de la politique sont obsédés par leur boutique et il s’agit toujours pour eux de ne pas effrayer les électeurs potentiels. Or, les choses sont simples : faut-il oui ou non rester dans la configuration de l’Europe libérale qui empêche les décisions nationales en faveur des citoyens les plus pauvres ? Doit-on garder l’euro, monnaie unique, en sachant qu’il ne permet pas de mener une politique économique autonome, ce qu’en revanche permettrait une monnaie commune ? En fait, si l’on y regarde de plus près, l’un et l’autre ont déjà tranché à leur manière : Mélenchon en évinçant il y a peu de son staff Djordje Kuzmanovic et François Coq qui défendaient une ligne clairement souverainiste ; et Marine Le Pen en agissant de la même manière avec Florian Philippot qui campait sur des positions semblables.

Dès lors, faute de recouvrer la souveraineté politique de la France, on ne peut pas dire qu’on soutient les revendications des gilets-jaunes puisque celles-ci ne pourraient être satisfaites tant que la France resterait dans la configuration de l’État maastrichtien.

La souffrance de ce peuple en jaune explose après un quart de siècle de privations imposées à ces laborieux qui n’en peuvent plus de la misère et de la pauvreté qu’on leur inflige au nom des critères de l’Europe, qu’ils soient économiques, fiscaux, monétaires ou écologiques.

Car, dans cette aventure, Macron mène la politique de l’Europe et non celle de la France, ce qui, de facto, lui interdit toute marche de manœuvre politique nationale. Le 2 décembre 2018, dans Les Terriens du dimanche, Aurélien Taché, député La République en Marche, a dit tout haut ce que Macron pense tout bas : « Le fait de transférer une grande partie de la souveraineté nationale au niveau européen, c’est le cœur de ce qu’on proposera aux élections européennes, ça c’est très clair » – c’est très clair en effet…

Macron prend prétexte de sauver la planète pour serrer la ceinture des pauvres (tout en desserrant celle des riches dispensés d’impôts sur la fortune) afin de les soumettre à la règle maastrichtienne des 3%. Mais il s’agit moins pour lui de sauver la planète que de sauvegarder l’Europe libérale, une espèce en péril –sinon, pourquoi ne pas taxer les supertankers, les avions de ligne, les aéronefs commerciaux, les paquebots de croisière, les entreprises qui polluent, les constructeurs automobiles ayant fraudé sur leurs émissions de carbone, plutôt que l’infirmière qui effectue ses visites en campagne ?

Dès lors, quiconque croit pouvoir répondre favorablement aux demandes des gilets-jaunes sans envisager une sortie de l’Europe maastrichtienne ment éhontément : Les Républicains et le Parti Socialiste, La France insoumise et le Rassemblement national, le Modem et le Parti communiste français sont à mettre dans le même sac. Il n’y a donc aucune raison de faire confiance à cette classe politique jacobine, parisienne, mondaine, partidaire qui se trouve à l’origine du malaise qu’elle prétend désormais vouloir combattre… si on l’installe à nouveau au pouvoir ! On ne peut créer les conditions du chaos depuis des décennies puis vouloir y mettre fin avec la politique qui a causé ces dégâts !


Lisez la deuxième partie de cet article

 

yogaesoteric
8 janvier 2019

 

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