BrainNet, rêve technophile ou cauchemar transhumaniste ?
Des chercheurs étasuniens promettent aux gens un « Internet des cerveaux », débarrassé des écrans et des dispositifs physiques, en mettant directement en lien les cerveaux. Ce projet, BrainNet, soulève des questions éthiques, politiques, sociales, culturelles et morales. À l’enthousiasme technophile répond l’inquiétude techno critique.
« BrainNet [réseau de cerveaux connectés, ndlr] remplacera Internet. BrainNet enverra des souvenirs, des sensations, des sentiments sur Internet. Cela remplacera les films par exemple, le divertissement… et même CNN. »
Ces mots sont ceux du professeur de physique et futurologue étasunien Michio Kaku, sur le plateau de CNN en décembre 2014. À l’époque, ces propos semblaient relever de la science-fiction. Aujourd’hui, ils préfigurent une réalité qui se construit sous les yeux des gens.
Le 23 septembre 2018 sortait une étude menée de concert par des chercheurs de l’Université Carnegie-Mellon et de l’Université de Washington. Cette étude se nomme « BrainNet: A Multi-Person Brain-to-Brain Interface for Direct Collaboration Between Brains » [Cerveaux connectés: une interface cerveau à cerveau multi-personnes pour une collaboration directe entre les cerveaux]. Les auteurs de cette étude indiquent que « l’interface permet à trois sujets humains de collaborer et de résoudre une tâche en utilisant une communication directe de cerveau à cerveau. » Pour cela, il a fallu enregistrer l’activité cérébrale, via l’électroencéphalographie (EEG), et impulser un flash lumineux, via la stimulation magnétique transcrânienne (TMS) « pour transmettre des informations de manière non invasive au cerveau ». Par la combinaison de ces deux dispositifs, les trois cobayes ont pu envoyer ou recevoir des informations simples, avec un taux moyen de réussite autour de 80%.
Alors, progrès technologique ou poudre aux yeux technophile ?
Jean-Michel Hupé, chercheur au CNRS en neurosciences cognitives au Centre de recherche cerveau et cognition (CERCO) à l’Université de Toulouse, contacté par Sputnik, penche pour la deuxième option.
« Il n’y a aucune nouveauté dans l’utilisation de l’EEG et de la TMS. Il n’y a aucun progrès, ni aucune évolution. Les signaux sont basiques et l’opération rudimentaire. D’ailleurs, après des décennies de recherche, nous n’avons toujours aucune piste pour comprendre comment son codées les pensées dans le cerveau. Nous n’avons aucune piste pour décrypter le code neuronal. L’étude BrainNet n’a aucun intérêt scientifique et est à la limite de la malhonnêteté intellectuelle lorsqu’elle prétend faire “ collaborer ” des cerveaux entre eux. »
Même son de cloche chez Hervé Le Meur, membre de Technologos, un collectif citoyen qui s’interroge sur l’évolution de la technique et des technologies.
Écouter l’entrevue ici.
« Le fait de “ connecter ” des cerveaux entre eux, ou plutôt des personnes entre elles, n’a rien de nouveau. Cela peut se faire simplement par la discussion. La collaboration existe donc déjà, et je ne vois pas la nouveauté. Ce qui est “ vendu ” dans l’étude, c’est surtout l’aspect communication. […] L’étude parle de collaboration entre cerveaux, mais en réalité il y a deux types de personnes dans l’étude : les “ senders ”, qui envoient de l’information, ou qui ordonnent, et le “ receiver ”, qui reçoit, ou qui obéit. Il y a donc les chefs et les obéissants. C’est malhonnête de présenter cela comme de la collaboration. »
Malgré ces critiques, les auteurs de l’étude ne comptent pas en rester là. Ils estiment qu’il serait envisageable d’étendre ce type de communication à de multiples individus reliés entre eux par une connexion Internet.
Cette perspective réjouit particulièrement le futurologue Michiko Kaku, qui voit dans l’Internet des cerveaux la chance d’atteindre un système économique parfait, et rien de moins que la possibilité de la vie éternelle.
« Il y a deux objectifs à ce projet. Le premier touche notre vie quotidienne. Nous pourrons aller vers ce que j’ai appelé “ le capitalisme parfait ”. L’offre et la demande seront parfaitement ajustées. Cela permettra de connaître la valeur exacte de chaque chose, simplement en les regardant avec vos lentilles de contact. Le deuxième objectif touche notre corps. Nous serons capables d’être, en un sens, immortels. Nous aurons un génome, un disque avec tous nos gènes dessus, et sur un autre disque, un connectome [plan des connexions neuronales d’un cerveau, ndlr] avec tous nos souvenirs. Avoir ces deux disques signifie qu’après notre mort, nos souvenirs et notre plan génétique perdureront pour toujours. »
Le professeur de Physique théorique au City College de New York n’est pas le seul à s’émerveiller de cette quête d’immortalité, passant selon lui par l’abandon du corps physique et la sauvegarde des données cérébrales. D’autres scientifiques partagent ce projet utopiste renouvelant la promesse de la vie éternelle, et s’emploient à le traduire dans le monde matériel.
Un documentaire de 2014 décrivait des technologies qui « ouvrent les portes d’un monde dans lequel les cerveaux sont connectés pour former un bio-ordinateur géant ». Dans ce même documentaire, un scientifique espérait « Libérer le cerveau des limites physiques du corps et agir dans le monde à travers un dispositif robotique. »
Depuis 2014, de l’eau a coulé sous les ponts et d’autres technologies se sont mises au service de cette nouvelle utopie, irriguée par de généreux financements, venant de fondations privées ou de riches industriels rêvant de régner sur leur capital pour l’éternité.
De multiples projets vont dans le sens d’une « augmentation » de l’être humain, que ce soit par la symbiose avec l’intelligence artificielle, la bio-ingénierie, la manipulation génétique, la miniaturisation électronique, la nano-robotique, la rétro-ingénierie cérébrale et les neurosciences cognitives, le séquençage du génome, la cryogénisation, ou encore l’implantation de prothèses bioniques pour pallier à des « déficiences » physiques.
Un courant idéologique s’est formé autour de ces disciplines censées permettre à l’humain de vaincre les contraintes naturelles. Ce courant, c’est le transhumanisme. Développé dans les années 1980 principalement aux États-Unis et dans les pays industrialisés, le transhumanisme promet l’avènement d’une catégorie de « post-humains » aux capacités physiques et mentales « augmentées ». Ces post-humains aux pouvoirs de super-héros ne connaîtraient ni la maladie, ni la souffrance, ni même la mort.
Le mouvement transhumaniste suscite autant d’enthousiasme que de réticences. Il génère admirateurs et détracteurs, tant dans la communauté scientifique qu’au sein du grand public.
Du côté des critiques, le projet transhumaniste suscite des questions de fond d’ordres moral, politique, social et anthropologique. Outre le fait que la classe des post-humains hybridés ne sera sans doute pas accessible au plus grand nombre (comme c’est le cas pour de nombreuses technologies aujourd’hui), ce projet pose la question éminemment politique de la neutralité des technologies en amont de leur utilisation.
Hervé Le Meur, membre de l’association Technologos, met en garde contre cette croyance : « Aucune technique n’est neutre, aucun outil n’est neutre. Les aspects positifs comme négatifs doivent être questionnés, car ils ont une dimension politique. »
Contacté par Sputnik, Joël Decarsin, fondateur de Technologos et professeur d’arts plastiques à Aix-en-Provence, soutient que le mouvement technophile bénéficie d’une aura quasi-religieuse. En réponse, il appelle au développement d’une réflexion techno-critique et estime que « le véritable enjeu du siècle, c’est la clairvoyance ».
« En 1973, dans son livre “ Les Nouveaux possédés ”, Jacques Ellul affirmait : “ Ce n’est pas la technique qui nous asservit, mais le sacré transféré à la technique ”. […] Carl Gustav a démontré que les idéologies trouvaient leur origine dans l’inconscient. […] C’est aussi le cas de l’idéologie technicienne », dénonce Joël Decarsin.
Il est rejoint par le chercheur en neurosciences Jean-Michel Hupé, qui estime que : « Le transhumanisme est une idéologie délirante. De plus, il permet la diversion, en faisant croire à la vie éternelle et en donnant la priorité aux neurosciences au détriment de la protection de l’environnement, par exemple. […] Ce n’est pas un projet politique dirigé, mais un projet politique émergent. Les grandes entreprises comme Google et Facebook nous mettent en situation de dépendance vis-à-vis des technologies. Leur responsabilité est fondamentale. »
Le chercheur en neurosciences cognitives rappelle par ailleurs que le processus complexe de la pensée et de notre rapport au monde ne se résume pas à notre boîte crânienne, mais fait intervenir tout notre corps.
« L’ordinateur est la pire métaphore pour symboliser la pensée. Cela donne l’impression que la mécanique du vivant est facilement reproductible, alors que la vie elle-même est un caractère émergent. Il est illusoire de croire que nous fonctionnons comme des ordinateurs. Il y a un vrai danger à la pratique réductionniste qui vise à nier la complexité de la pensée et du vivant. »
Jean-Michel Hupé dénonce le rêve technophile, et replace l’humain au centre : « Les solutions aux crises et aux problèmes de l’humanité ne sont pas d’ordre technique, mais d’ordre politique et social. »
yogaesoteric
22 février 2019