Milarepa ou l’homme universel

 
Par une belle journée de ciel bleu, sur les hauteurs d’une colline, un jeune homme contemple à ses pieds son village…

Debout, les bras vers le ciel, il invoque les forces obscures… Le visage laminé de souffrance et de pleurs, il répète avec force et détermination des versets magiques…

Un nuage noir se forme dans le ciel, un éclair jaillit et un tonnerre retentit, suivi d’une violente tempête de grêle. Foudre, tonnerres et grêle s’abattent sur le village, détruisant la récolte jusqu’au dernier grain.

Voici un des actes de vengeance de Milarepa, accompli par magie noire à la suite de son amour déçu pour sa famille paternelle, nous verrons pourquoi.

Sa vie soulève une énigme : comment, peut-on devenir, après la pratique de la magie noire, cet homme universel qui intègre dans ses préoccupations non seulement sa propre libération mais aussi celle de tous les êtres ?

L’hindouisme et le bouddhisme tibétain

Milarepa, l’illustre représentant du bouddhisme tibétain de la lignée Kargyütpa a été initié à la voie par le maître, Marpa, le traducteur, qui fit plusieurs voyages en Inde pour rapporter des livres sacrés de l’hindouisme au Tibet. C’est par conséquent dans la philosophie hindouiste que nous pouvons découvrir les racines spirituelles du Vajrayâna de cette voie directe du bouddhisme tantra suivi par Milarepa.

Soulignons, avant tout, quelques traits essentiels de la conception de l’homme présenté par l’hindouisme.

Selon les Upanishad dans l’hindouisme l’homme est cocréateur de l’univers, et c’est par un travail personnel qu’il doit contribuer à parfaire sa propre création. Comment s’y prendre ?

Il est remarquable que la sagesse hindouiste, au lieu de prescrire des commandements à observer sous peine de châtiment, comme dans beaucoup de religions, éclaire cette action à mener par l’homme comme une recherche pour se trouver en harmonie avec une loi interne qui régit son lien au monde.

Il s’agit de la loi du Karma, de l’interdépendance de l’action et de ses conséquences. Brièvement, nous pourrions en résumer le principe en disant que l’homme n’est pas une créature isolée, ni sur le plan diachronique, ni sur le plan synchronique dans l’univers. Ses actions laissent des traces, non seulement pour ceux qui en sont touchés, mais pour la personne elle-même.

Il y a quelque chose qui compte dans l’homme, qui s’écrit, et qui fait que tôt ou tard il retrouvera les conséquences de ce qu’il a semé. D’où l’idée du karma, à savoir ce destin que chacun pétrit à sa guise au cours des incarnations successives.

Les samskara, traces, résidus provenant des vies passées nous obligent à veiller au grain car en germant ils peuvent éclore pour nous servir les fruits de nos actions passées que l’on doit forcément « consommer ». Le désir à leur source peut relancer la répétition. Le travail de symbolisation concernant ces traces, permet, en revanche, de « griller les mauvaises graines de karma ».

Le bagage karmique accumulé va déterminer une nouvelle forme d’incarnation. Le destin va se nouer à partir de trois formes de matérialisation, représentées par trois cercles, les trois Guna, successivement :
le tamas, obscurité, immobilité, lourdeur, inertie ;
le rajas, mouvement, force, instabilité, passion ;
le sattva, clarté, capacité de l’esprit à ordonnancer, équilibre, légèreté.
La proportion de chacun des trois Guna dépendra du karma pour produire un mélange spécifique, propre à chacun et déterminera notre existence présente.

Il s’agit de la part déterminée de son être que l’homme doit pouvoir dépasser, pour aller vers l’indéterminé, là où il peut advenir autrement. On verra comment Milarepa va prendre ce tournant à un moment crucial de sa vie.

Le but ultime de cette évolution est la purification de son karma, puis la libération définitive de la chaîne des réincarnations.

Voilà comment cette conception dépose dans les mains de l’homme la responsabilité de parfaire sa propre création.

Cela n’est pas sans nous rappeler le nouage du Réel, du Symbolique et de l’Imaginaire dans le nœud borroméen, par lequel Jacques Lacan représentait la structure du sujet.

Après ce détour, revenons à l’école de Vajrayâna, la voie directe, visant à quitter la chaîne des réincarnations et atteindre l’ultime réalité en une seule vie, pour rejoindre les origines, la source de la création même.

Milarepa, l’une des grandes figures du bouddhisme tibétain, vécut au XIe siècle et sa vie est exemplaire à plus d’un titre.

L’enfance et la jeunesse

À la suite de la mort de son père son enfance et son adolescence sont marquées par la haine et la soif de vengeance. En effet, juste avant son décès, le père de Milarepa crut bien faire en confiant la gestion de ses biens à son propre frère, jusqu’à la majorité du jeune garçon. Mais l’oncle de Milarepa et son épouse le dépouillèrent finalement de tout son héritage, le plongeant ainsi dans la plus grande des misères, en compagnie de sa mère et de sa sœur. C’est dans ces conditions que l’amour déçu pour sa famille paternelle se transforme en haine et en une soif de vengeance. À la suite de ces événements la mère pousse son fils à les venger.

C’est dans cet objectif, qu’obéissant à sa mère, il partit loin de sa famille pour s’initier à la pratique de la magie noire auprès d’un maître réputé.

À l’issue de sa formation Milarepa reviendra vers son village pour opérer sa vengeance. Capable, désormais, de déclencher des orages à distance par la magie noire, il tuera plusieurs membres de la famille de son oncle.

Toujours acculé par sa mère à venger sa famille, Milarepa commettra d’autres actes et crimes de magie noire, tels que par exemple déclencher des orages de grêle qui détruisirent toutes les récoltes de son village.

Du sentier des ténèbres au sentier de lumière

À un moment donné, il éprouve cependant, une crainte profonde et un questionnement douloureux se fait jour en lui. Il décide alors, malgré les injonctions et la pression constante de sa mère, en dépit de son profond amour filial, de ne plus répondre aux exigences de vengeance de sa mère. Ce qui le conduit ipso facto à la décision cruciale de quitter le sentier des ténèbres.

Son maître en magie noire va faire office de véritable « psychanalyste » avant l’heure. Au lieu de lui intimer l’ordre de rester fidèle à son enseignement, il exhausse le souhait profond de Milarepa et l’oriente vers un autre maître réputé qui pourra le guider vers le sentier qui le conduit au Dharma sacré, à savoir la Loi du Bouddha.

Chez Marpa

Mais ce n’est que bien plus tard que Milarepa rencontrera Lotsawa Marpa, le traducteur, l’être qui, au fil des années écoulées et des épreuves assumées, allait enfin devenir son Maître… Pendant de longues années Marpa refuse de transmettre son enseignement à celui qu’il a pourtant accepté comme disciple. Et ce à la fois pour mettre à l’épreuve la constance et l’authenticité de sa quête, et aussi pour lui permettre d’épuiser le mauvais karma soutendu par un terrible sentiment de culpabilité lié à ses méfaits antérieurs. C’est dans ce but, qu’au fil des années à le servir, Milarepa devra construire sur la demande de Marpa, une douzaine d’habitats différents au prix d’un labeur épuisant et d’un désespoir croissant. En effet, à chaque construction achevée, Marpa lui demande aussitôt de la détruire, encore et encore…

Durant toutes ces années de dur labeur, malgré son épuisement et son désarroi grandissants, Milarepa ne lâchera pas sa quête de connaissance, continuant inlassablement et stoïquement à méditer et effectuer les incessantes tâches exigées par Marpa.

Et ce, jusqu’à finalement, user complètement la semelle de son ego et pouvoir ainsi devenir enfin, aux yeux de Marpa, le digne récipiendaire de la Connaissance, du Dharma sacré.

Milarepa rejoint l’universel

Sur le plan individuel, au-delà de la part déterminée par son histoire familiale et sociale, ou par son appartenance ethnique et culturelle, Milarepa choisit d’aller vers l’inconnu, advenir à partir de ce qui est indéterminé en lui et de faire usage de sa liberté pour se recréer dans l’universel.

Sur le plan de sa pratique et de son enseignement spirituels, c’est aussi dans cette même voie qu’il avance : laissant délibérément de côté les savoirs, dogmes religieux et traditions livresques, Milarepa avance et progresse par l’expérience directe et le vécu abrupt, qui embrasse aussi bien le plan physique que le plan psychique.

De quoi s’agit-il ? On considère généralement que la conscience tente d’appréhender le monde – fut-il intérieur ou extérieur – selon deux modalités différentes, soit par le biais de l’intellect, du savoir rationnel, soit par la voie de la Connaissance, mais qui implique nécessairement une réalisation personnelle. C’est cette deuxième voie que Milarepa privilégia, en empruntant la voie abrupte et directe du Vajrayâna, la voie du « foudre-diamant ». Il s’agit de la forme proprement tibétaine du bouddhisme originel, qui emprunte divers aspects du tantrisme hindou. En effet, le maître de Milarepa, Marpa le traducteur, avait reçu l’enseignement du yogi indien Naropa, enseignement qu’il rapporta ensuite au Tibet. Ce qui explique son titre de Lotsawa, c’est-à-dire traducteur, celui qui assure la transmission.

La quête suprême de Milarepa, sous la direction de Marpa, était dirigée vers cette découverte intime et personnelle de la vérité par l’analyse de soi, qui dans un premier temps l’obligea à affronter cette ignorance, cet insu que l’hindouisme nomme Avidyâ. Un véritable « processus analytique » en somme, dans lequel les enseignements reçus sont intégrés et assimilés par l’expérimentation personnelle. Lacan parlait de la « passion de l’ignorance [1] », de ce « je n’en veux rien savoir » que les bouddhistes abordent, écrit-il dans le Savoir du psychanalyste, par le biais de la méditation, à savoir une manière de cesser d’agir. Méditer en sanscrit se dit dhyana ce qui a donné le nom tchan en chinois au bouddhisme, zen en japonais.

Dans cette approche du bouddhisme tibétain, il ne s’agit point de réprimer les pulsions et les émotions perturbatrices, mais de les prendre en compte et de les transformer, de les transmuter sur un plan supérieur. Les passions sont inhérentes à la nature humaine, elles ne doivent pas être réprimées, mais purifiées progressivement, de façon à les sublimer. Nous sommes tout près d’une élaboration psychanalytique des « passions » à visée de ce que nous pouvons rapprocher de la sublimation.

Milarepa nous fournit ainsi un merveilleux exemple de sublimation. En tant que pratiquant de la magie noire, il eut recours à la foudre pour provoquer de terribles orages, capables de détruire non seulement les récoltes, mais aussi les êtres humains coupables d’avoir provoqué son malheur. Au cours de sa quête spirituelle, cette foudre matérielle, utilisée pour ses pratiques destructrices devient le « foudre-diamant » symbolique ou vajra, le symbole clef du bouddhisme tibétain. Il est à la fois « foudre » qui détruit l’ignorance, l’insu en nous, tout en révélant, dévoilant le « diamant » à savoir la nature lumineuse et indestructible de l’esprit.

Cette méthode de réalisation personnelle de la connaissance est proche de celle des Gnostiques d’avant le deuxième concile de 553 [2], époque où le Credo des croyances fut énoncé.

Ce qui réunit les gnostiques chrétiens d’avant ce concile, la lignée bouddhique tibétaine issue de Milarepa, à savoir les Kagyüd bouddhistes, les Yogis hindous, les Soufis musulmans, c’est précisément le rejet des credos, et dogmes, et le fait qu’ils privilégient une approche directe et expérimentale de la connaissance.

Dans cette approche, les êtres suprêmes, comme le Bouddha et le Christ ne sont pas considérés comme des sauveurs dont dépendra le salut individuel, mais comme des Guides, des modèles à suivre pour se sauver soi-même.

La délivrance dépend entièrement de ses propres efforts.

Comme tous ces chercheurs de vérité, Milarepa, le Yogi ascète mena sa vie dans une renonciation totale au monde, plongé la plupart du temps dans un état de profonde méditation, qui le conduit finalement à réaliser l’éveil bouddhique. Cet éveil, cet état de libération est traditionnellement comparé au rugissement d’un lion et c’est avec un tel rugissement qu’il proclame haut et fort que l’Égo n’est qu’illusion. En effet, l’Égo, le moi, n’est qu’un voile illusoire, mais c’est aussi ce qui crée le Karma et la souffrance, ces deux obscurcissements dont le yogi doit se débarrasser, afin de réaliser dans la vacuité ainsi advenue la véritable nature de l’esprit.

Ainsi, lorsque Milarepa énonce : « Sans mettre à l’unisson le corps, la parole et l’esprit à la doctrine, quel gain y aurait-il de célébrer des rites religieux ?», ajoutons que cette doctrine, qui éclaire le chemin du Yogi, est temporaire pour lui, car elle va finir par se dissoudre dans la vacuité.

La libération vise à rejoindre ce que l’école mahâyânique appelle le vide (le dieu impersonnel des gnostiques, le vide médian des Taoïstes).

Comment penser ce vide, cette vacuité ?

Que nous en dit la psychanalyste ?

Après Freud, Lacan nous a mis sur la voie du rapport étroit du sujet au langage : l’être du sujet est parlêtre, être, c’est être dit avant tout, avant même de parler. Ce qui fait dire à Marc-Alain Deschamps concernant ce sujet qui est effet du langage : « Je suis plus non-être qu’Être. »

Si nous revenons à la philosophie hindouiste d’où s’origine le Vajrayâna, la Védenta nomme le non-être, le « non-manifesté ». À partir de là, il y a un renversement qui s’opère dans la définition de ce Vide en tant que non-être. Il ne s’agit pas de quelque chose de négatif, d’un tarissement, voire, il aurait plus de réalité que l’être car il en est la source incessante.

À la fin du Stade du miroir, Lacan n’y va pas par quatre chemins pour évoquer la cure analytique dont l’énoncé lui est inspiré par la philosophie hindouiste : « Dans le recours que nous préservons du sujet au sujet, la psychanalyse peut accompagner le patient jusqu’à la limite extatique du “tu es cela…” mais il n’est pas en notre seul pouvoir de praticien de l’amener à ce moment où commence le vrai voyage [3]. »il de cette limite extatique de « tu es cela », du « tat twam asi » en sanscrit, désigne selon les Upanishad, l’expérience de la libération qui accompagne l’union de la parcelle divine, Atman, dans chaque individu à Brahman qui est le sol et l’origine de tous les phénomènes. Brahman ne doit surtout pas être identifié à un dieu, mais plutôt à un lieu, la source de tout ce qui existe, le non manifesté.

Quant au yogi Milarepa, au moment de l’ultime libération où la goutte d’eau rejoint l’océan, il fut définitivement libéré de la chaîne des réincarnations. Cette ultime union était accompagnée de phénomènes surnaturels. Les disciples présents témoignèrent du choix de leur maître : le nirvâna ne deviendra pas pour lui une éternelle demeure, car Milarepa choisit de se réincarner encore pour aider tous les êtres à se libérer à leur tour.

L’enseignement de Milarepa, ses principes spirituels concernant la voie de la libération, trouve une large audience encore aujourd’hui auprès des disciples chez les Bouddhistes tibétains, bouriates, chinois et japonais, les Hindous, les Soufis musulmans et les Chrétiens d’Asie. Un témoignage supplémentaire de sa dimension universelle.

Il est intéressant à noter que de son vivant, le poète Milarepa, transmet son enseignement la plupart du temps par la voie de la poésie, par des hymnes chantés, qu’il s’adresse à des « non-humains », à savoir ceux qui l’avaient approché dans l’intention de le tourmenter, ou à des personnes humaines. Rien d’étonnant que libéré des traditions livresques, passant par la réalisation personnelle de la Connaissance, son enseignement ne dispense pas de credos ou de dogmes énoncés dans un savoir rationnel. Il choisit de passer par la voie des métaphores poétiques, des chants improvisés en fonction des personnes qui s’adressaient à lui.

Pour terminer, citons un court poème de Milarepa poète, voilà comment il se présente :

« Je suis Milarepa de fameuse renommée,

Fils de la Mémoire et de la Sagesse,

Vieil homme solitaire et nu.

Un hymne jaillit de mes lèvres,

La nature est pour moi un livre,

Le bâton ferré à la main,

Je traverse l’Océan mouvant de la vie,

Maître de l’Esprit et de la Lumière,

Et mes exploits, et mes miracles

Ne dépendent pas des dieux terrestres. »

Notes

[1] 
J. Lacan, Le Séminaire, Livre XIX, Paris, Le Seuil, Champ freudien, 2011, 264 pages.
[2] 
Le deuxième concile de Constantinople est un concile œcuménique convoqué en 553 par l’empereur l’empereur Justinien dans un contexte bien précis, celui du monophysisme.
[3] 
Communication faite au XVIe Congrès international de psychanalyse, à Zürich, le 17 juillet 1949.
J. Lacan (1948), « Le stade du miroir comme formateur du je telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique », dans Écrits, Paris, Le Seuil, Édition Poche, 1966, p. 92-99.

yogaesoteric

18 juillet 2020

 

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