René Guenon et l’hindouisme (3)

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Le deuxième livre que Guénon a consacré à l’Inde, l’ Homme et son devenir selon le VEDANTA (1925), est également son premier grand exposé métaphysique, le premier « vol de l’aigle » dans un domaine où, au XXe siècle, il n’aura jamais de véritable rival. Certes il suit presque exclusivement le point de vue d’une seule des cinq écoles védantiques : celle, shivaïte, de Shankara ; et il ne prétend pas traiter toutes les questions qu’a pu se poser cette école ADWAITA (sur le thème de la « réalisation », notamment, il reste comme toujours très retenu). C’est sous un angle bien défini – l’étude de la nature et de la constitution de l’être humain et son évolution posthume – que Guénon aborde l’enseignement « non dualiste », mais en réalité il élargit constamment son sujet, traverse d’autres darshanas (SANKHYA, YOGA), relie avec un doigté incomparable toutes les traditions et nous offre l’exposé le plus complet, le plus profond et, disons le mot, le plus « inspiré » de la doctrine de l’ « Identité suprême » publié jusqu’alors en Occident.

 

L’analyse détaillée de cet ouvrage est ici impossible et l’on ne peut mieux faire que de renvoyer chacun à sa lecture (ou à sa relecture) directe. On ne saurait trouver de nourriture plus substantielle pour l’intelligence ni d’antidote plus puissant contre la paresse d’esprit. Le « déroulement » de la pensée guénonienne, majestueux et minutieux à la fois, avec ses longues phrases balancées, droites dans l’intention et sinueuses dans le parcours, avec ses parenthèses riches de sens, ses notes qui sont comme autant d’ « écrins » pleins de joyaux en bas de page – formant presque un « second livre » encore plus ésotérique –, cette parole qui prend tout son temps mais ne se laisse jamais distraire exige aussi du lecteur une attention sans faille, capable d’arrêts, de retours, d’interrogations et de silence (la « part de l’inexprimable », disait-il), attention ferme et souple, totalement à rebours de notre époque avide et dispersée ; elle est, dans son essence comme dans sa forme, « initiatique » (« écouter » le maître puis « méditer » ce qu’il a dit sont d’ailleurs les deux premiers paliers de l’apprentissage védantique). Aussi, aux austères chefs-d’œuvre métaphysiques de Guénon (l’Homme et son devenir, le Symbolisme de la Croix, les Etats multiples de l’Etre), beaucoup préfèrent-ils sa veine plus « polémique » et « prophétique », qui stimule davantage le « mental » et moins l’ « intellect ».

Approchant du terme de cette étude, peut-on risquer un jugement d’ensemble, non pas sur toute l’œuvre de Guénon – ce qui excéderait nettement les forces d’analyse et poserait au demeurant bien des problèmes, tant cette œuvre, prétendue impersonnelle et détachée, continue de provoquer passions et tensions –, mais sur sa contribution particulière à la connaissance des doctrines hindoues ? On ne soulignera jamais assez combien cet apport fut novateur et, en un sens bien éloigné de celui qu’on donne habituellement à ce mot, « révolutionnaire » : en ce domaine comme en bien d’autres – mais d’une manière qu’il a voulue lui-même plus centrale et plus primordiale – il y a vraiment un avant et un après-Guénon. Toute une certaine façon d’interpréter le VEDANTA à travers des catégories philosophiques occidentales – panthéisme, idéalisme, monisme spiritualiste, etc. – semble aujourd’hui obsolète, du moins à ceux qui ont des yeux pour voir et des oreilles pour entendre. Toute une certaine rhétorique hindouisante – qui va des attendrissements de Schopenhauer aux trémolos délirants d’André Malraux en passant par l’ascétisme théâtral de Lanza del Vasto et les sucreries de Romain Rolland – paraît désormais insupportable à qui a goûté un pain plus amer mais plus substantiel.

Grâce à Guénon les masques tombent et les marionnettes ont les fils coupés. On sait que la « Délivrance » métaphysique est beaucoup plus que le « salut » religieux. On sait – et qui l’avait montré avant lui, nous disons bien montré et pas seulement rêvé ou pressenti ? – que la doctrine hindoue de la non-dualité trouve des équivalents exacts dans le taoïsme, dans la kabbale, dans le soufisme et peut-être dans certains courants ésotériques chrétiens ; que l’on croie ou non à une « Tradition primordiale » (et c’est là une pierre d’achoppement pour beaucoup), les ressemblances sont trop éclatantes, trop troublantes pour que l’on se contente des sempiternelles explications par les « influences » historiques ou un vague « fonds commun » de l’humanité. Enfin, et toujours grâce à Guénon (on serait tenté de dire au seul Guénon), on dispose d’une connaissance suffisante des cycles cosmiques – même si l’on ne connaît pas « le jour et l’heure » – pour se repérer dans un monde en décomposition accélérée.

Reste cependant le recul nécessaire à qui sait bien admirer. Guénon a dit l’essentiel mais il n’a pas tout dit (personne, sur l’hindouisme, n’en serait capable). On a signalé quelques menues lacunes, simplifications, exagérations, on a soulevé quelques objections, ne doutant d’ailleurs pas que, s’il était toujours vivant, il trouverait le moyen de les balayer. Deux points demeurent plus problématiques, l’un qui concerne frontalement l’hindouisme, l’autre qui le concerne aussi mais de manière plus indirecte et dérivée.

En premier lieu donc, comment ne pas constater que Guénon a, sinon ignoré, du moins déprécié à l’excès une composante majeure de la tradition hindoue : la BHAKTI ? Il y a vu, avant tout, une voie « sentimentale ». Sentimentale elle l’est, et elle peut même aller, dans l’Inde actuelle, jusqu’à une mièvrerie proprement écœurante ! Mais elle peut aussi être chose, autre chose même qu’une « voie pour KSHATRIYAS » puisque nombre de BRAHMANES la pratiquent et que nombre de spirituels hindous, parmi les plus grands, l’ont recommandée à leurs disciples. En réalité, pour qui ne « sait » pas encore, la BHAKTI s’avère un moyen particulièrement rapide et efficace de connaissance ; et pour qui « sait » déjà, pour qui a compris la théorie, elle devient un accomplissement naturel, un prolongement spontané. On se demande donc si, en ce domaine précis, la réticence de Guénon ne vient pas d’une compréhension insuffisante, tout autant que d’un manque évident d’affinité.

Mais n’a-t-il pas éprouvé la même difficulté vis-à-vis du mysticisme chrétien, auquel il reprochait, encore davantage, sa « sentimentalité » et sa « passivité » ? Ce qui est manifeste de beaucoup de mystiques « mineurs » mais non des plus grands, Maître Eckhart, Tauler, Ruysbroeck ou saint Jean de la Croix, sans parler des maîtres hésychastes qui disposaient d’une méthode proprement initiatique. Dans la BHAKTI – cette participation unifiante à l’Etre divin – il existe également bien des degrés et Guénon n’a peut-être pas perçu à quel point, en Inde, les voies spirituelles communiquent et se mêlent constamment et librement : c’est ainsi que Shankara et Abhinavagupta ont pu composer à la fois des traités de pure gnose, des hymnes dévotionnels et même – bien que la chose soit moins connue pour le premier que pour le second – des écrits tantriques. Etre, connaître, aimer et pouvoir ne font qu’un pour un homme vraiment « réalisé ». Absorbé par la recherche de la « source », Guénon pouvait-il voir dans toute son ampleur la nature « océanique », tumultueuse et « joueuse » de l’hindouisme ?

Autre domaine où le discernement de Guénon n’apparaît pas parfait : le bouddhisme. Pendant longtemps, reflétant en cela les opinions du brâhmanisme le plus rigide, il n’a voulu voir dans la doctrine de Shâkyamuni, qu’une « hétérodoxie » sans intérêt métaphysique, « diamétralement opposée à la mentalité hindoue », moralisante et « sentimentale », le simple produit d’une « révolte des KSHATRIYAS contre les BRAHMANES », allant jusqu’à établir un parallèle entre la situation du bouddhisme par rapport à l’hindouisme et celle du protestantisme par rapport au catholicisme, sans d’ailleurs vraiment se demander ce qui, dans l’un et l’autre cas, au-delà de la simple explication temporelle, avait pu provoquer (et qui sait en partie justifier ?) une telle « révolte ».

Plus tard, on le sait, sous l’influence notamment d’Ananda Coomaraswamy, son jugement évolua dans un sens plus favorable et il eut l’honnêteté intellectuelle de rectifier ses premières erreurs. Nonobstant, sa relation au bouddhisme demeura toujours assez froide (et même franchement « glaciale » vis-à-vis du HINAYANA). Pour autant qu’il l’ait connu, le lamaïsme tibétain lui a inspiré des lignes pleines de finesse et de respect. Mais il ne semble pas avoir perçu le génie métaphysique de Nâgârjuna et il n’a pratiquement rien dit du ch’an chinois ni du zen japonais, voies antisentimentalistes s’il en est mais aussi, d’un autre côté, trop anti-intellectualistes pour son tempérament. On dirait que, de façon générale, il n’a pu penser le bouddhisme que par rapport à l’hindouisme, soit en le regardant avec sévérité comme une « déviation », soit en le relégitimant, en le ramenant en quelque sorte doctrinalement dans le giron de la tradition mère (ce qui fut aussi l’effort, magnifique mais discutable, de Coomaraswamy). Lorsqu’il nous dit que le bouddhisme a été « réellement destiné à des peuples non indiens », que ce fut-là, dès l’origine, sa véritable raison d’être (en somme, pour parler familièrement, une espèce d’hindouisme « au rabais », conçu pour l’exportation), lorsqu’il lui dénie toute « originalité » métaphysique, – sans doute, de son point de vue de brâhmane, croit-il lui faire un cadeau, mais en même temps n’est-ce pas là passer à côté de l’essentiel, comme si l’on voulait sauver du christianisme ce qui est acceptable pour les juifs ? Et, plus profondément, cet attachement imperturbable à l’ « orthodoxie » ne l’a-t-elle pas amené par moments à méconnaître la spiritualité toute pure, le fait spirituel lui-même, dans son jaillissement vif et spontané ? A oublier que l’Esprit souffle où Il veut, quand Il veut et comme Il veut, et qu’à la limite peu importe qu’une tradition soit « orthodoxe » ou non si elle est capable de produire des saints, des sages et des éveillés.

Peut-être ces dernières réflexions paraîtront-elles encore trop « sentimentales », et par surcroît sacrilèges, à ces guénoniens « passifs et pétrifiés » dont parlait Jean Tourniac ou à tous ceux qui voudraient que la jungle hindoue ressemblât à un jardin à la française. Ayant « choisi » l’hindouisme (mais ne parlant au nom d’aucune école particulière), on reste cependant songeur devant cet Hindou « naturellement métaphysicien », métaphysicien « en quelque sorte par définition » auquel Guénon se réfère avec tant de certitude. Cet « Hindou » archétypal, intemporel en somme, on ne doute pas qu’il soit dans l’absolu, on doute seulement un peu qu’il existe encore. Celui qui existe, c’est l’ « Indien », homme ou femme plus préoccupé d’ARTHA et de KAMA que de DHARMA et de MOKSHA, procédurier et ratiocineur, débordé parfois par le sentiment, et alors plus violemment encore que l’Occidental, capable de rêves fous, d’une plasticité psychique infinie, doué d’une imagination sans limites, être composite et multiple, tantôt incroyablement dogmatique et tortueux, tantôt merveilleusement généreux et limpide…
 
 
 

yogaesoteric

14 mars 2018

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