René Guénon : sur le rôle du Maître spirituel
Nous avons eu, en ces derniers temps, l’occasion de constater chez certains, au sujet du rôle du GURU (*) des méprises et des exagérations telles que nous nous voyons obligés de revenir encore sur cette question pour mettre quelque peu les choses au point. Nous serions presque tentés, en présence de certaines affirmations, de regretter d’avoir insisté nous-même sur ce rôle autant que nous l’avons fait en maintes circonstances. Il est vrai que beaucoup ont tendance à en amoindrir l’importance, sinon même à la méconnaître entièrement, et c’est là ce qui justifiait notre insistance, mais c’est d’erreurs dans le sens opposé à celui-là qu’il s’agit cette fois.
(*) Bien que ce terme appartienne en propre à la tradition hindoue, nous entendrons ici par-là, pour simplifier le langage, un Maître spirituel au sens le plus général, quelle que soit la forme traditionnelle dont il relève.
Ainsi, il en est qui vont prétendre que nul ne pourra jamais atteindre la Délivrance s’il n’a un GURU, et, naturellement, ils entendent par là un GURU humain ; nous ferons remarquer tout d’abord que ceux-là feraient assurément beaucoup mieux de se préoccuper de choses moins éloignées d’eux que le but ultime de la réalisation spirituelle, et de se contenter d’envisager la question en ce qui concerne les premières étapes de celle-ci, qui sont d’ailleurs, en fait, celles pour lesquelles la présence d’un GURU peut apparaître comme plus particulièrement nécessaire. Il ne faut pas oublier, en effet, que le GURU humain n’est en réalité, comme nous l’avons déjà dit précédemment, qu’une représentation extérieure et comme un « substitut » du véritable GURU intérieur, de sorte que sa nécessité n’est due qu’à ce que l’initié, tant qu’il n’est pas parvenu à un certain degré de développement spirituel, est encore incapable d’entrer directement en communication consciente avec celui-ci. C’est là, en tout cas, ce qui limite aux premiers stades cette nécessité de l’aide d’un GURU humain, et nous disons les premiers stades parce qu’il va de soi que la communication dont il s’agit devient possible pour un être bien avant qu’il ne soit sur le point d’atteindre la Délivrance.
Maintenant, en tenant compte de cette restriction, peut-on considérer cette nécessité comme absolue, ou, en d’autre termes, la présence du GURU humain est-elle, dans tous les cas rigoureusement indispensable au début de la réalisation, c’est-à-dire, sinon pour conférer une initiation valable, ce qui serait par trop évidemment absurde, du moins pour rendre effective une initiation qui, sans cette condition, demeurerait toujours virtuelle ?
Si important que soit réellement le rôle du GURU, et ce n’est certes pas nous qui songerons à le contester, nous sommes bien obligés de dire qu’une telle assertion est tout à fait fausse, et cela pour plusieurs raisons, dont la première est qu’il y a des cas exceptionnels d’êtres chez lesquels une transmission initiatique pure et simple suffit, sans qu’un GURU ait à intervenir en quoi que ce soit, pour « réveiller » immédiatement des acquisitions spirituelles obtenues dans d’autres états d’existence ; si rares que soient ces cas, ils prouvent tout au moins qu’il ne saurait en aucune façon s’agir d’une nécessité de principe.
Mais il y a autre chose qui est beaucoup plus important à considérer ici, puisqu’il ne s’agit plus en cela de faits exceptionnels dont on pourrait dire avec raison qu’il n’y a pas lieu de tenir compte pratiquement, mais bien des voies parfaitement normales : c’est qu’il existe des formes d’initiation qui, par leur constitution même, n’impliquent aucunement que quelqu’un doive y remplir la fonction d’un GURU au sens propre de ce mot, et ce cas est surtout celui de certaines formes dans lesquelles le travail collectif tient une place prépondérante, le rôle du GURU étant joué alors, non pas par un individu humain, mais par une influence spirituelle effectivement présente au cours de ce travail (*). Sans doute, il y a là un certain désavantage, en ce sens qu’une telle voie est évidemment moins sûre et plus difficile à suivre que celle où l’initié bénéficie d’un contrôle constant d’un Maître spirituel ; mais c’est là une toute autre question, et ce qui importe au point de vue où nous nous plaçons présentement, c’est l’existence même de ces formes initiatiques, qui se proposent nécessairement le même but que les autres, et qui par conséquent doivent mettre à la disposition de leurs adhérents des moyens suffisants pour y parvenir dès lors qu’ils sont pleinement qualifiés, prouve amplement que la présence d’un GURU ne saurait être regardée comme une condition indispensable dans tous les cas.
(*) Il est à remarquer à cet égard que, même dans certaines formes initiatiques où la fonction du GURU existe normalement, elle n’est pourtant pas toujours strictement indispensable en fait : ainsi, dans l’initiation islamique, certaines turuq, surtout dans les conditions actuelles, ne sont plus dirigées par un véritable Sheikh capable de jouer effectivement le rôle d’un Maître spirituel, mais seulement par des Kholafâ qui ne peuvent guère faire plus que de transmettre valablement l’influence initiatique ; il n’en est pas moins vrai que, lorsqu’il en est ainsi, la barakah du Sheikh fondateur de la tarîqah peut fort bien, tout au moins pour des individualités particulièrement bien douées, et en vertu de ce simple rattachement à la silsilah, suppléer à l’absence d’un Sheikh présentement vivant, et ce cas devient alors tout à fait comparable à celui que nous venons de rappeler.
Il est d’ailleurs bien entendu que, qu’il y ait ou non un GURU humain, le GURU intérieur est toujours présent puisqu’il ne fait qu’un avec « Soi » lui-même ; que, pour se manifester à ceux qui ne peuvent pas encore en avoir une conscience immédiate, il prenne pour support un être humain ou une influence spirituelle « non-incarnée », ce n’est là en somme qu’une différence de modalités qui n’affecte ne rien l’essentiel.
Nous avons dit tout à l’heure que le rôle du GURU, là où il existe, est surtout important au début de l’initiation effective, et cela peut même paraître tout à fait évident, car il est normal qu’un initié ait d’autant plus besoin d’être guidé qu’il est moins avancé dans la voie ; cette remarque contient déjà implicitement une réfutation d’une autre erreur que nous avons constaté et qui consiste à prétendre qu’il ne peut y avoir de véritable GURU que celui qui est déjà parvenu au terme de la réalisation spirituelle, c’est-à-dire à la Délivrance. S’il en était vraiment ainsi, ce serait plutôt décourageant pour ceux qui cherchent à obtenir l’aide d’un GURU, car il est bien clair que les chances qu’ils auraient d’en rencontrer un seraient alors extrêmement restreintes ; mais, en réalité, pour que quelqu’un puisse jouer efficacement ce rôle de GURU au commencement, il suffit qu’il soit capable de conduire son disciple jusqu’à un certain degré d’initiation effective, ce qui est possible même s’il n’a pas été lui-même plus loin que ce degré (*).
C’est pourquoi l’ambition d’un vrai GURU, si l’on peut dire, doit être surtout de mettre son disciple en état de se passer de lui le plus tôt possible, soit en l’adressant, quand il ne peut plus le conduire plus loin, à un autre GURU ayant une compétence plus étendue que la sienne propre (**), soit, s’il en est capable, en l’amenant au point où s’établira la communication consciente et directe avec le GURU intérieur ; et, dans ce dernier cas, cela est tout aussi vrai si le GURU humain est véritablement un JIVAN-MUKTA que s’il ne possède qu’un moindre degré de réalisation spirituelle.
(*) Cette capacité suppose d’ailleurs, outre le développement spirituel correspondant à la possession de ce degré, certaines qualités spéciales, de même que, parmi ceux qui possèdent les mêmes connaissances dans un ordre quelconque, tous ne sont pas également aptes à les enseigner.
(**) Il doit être bien entendu que ce changement ne peut jamais s’opérer régulièrement et légitimement qu’avec l’autorisation du premier GURU, et même sur son initiative, car c’est lui seul, et non pas le disciple, qui peut apprécier si son rôle est terminé vis-à-vis de celui-ci, et aussi si tel autre GURU est réellement capable de le mener plus loin qu’il ne le pouvait lui-même. Ajoutons qu’un tel changement peut aussi avoir parfois une raison toute différente, et être dû seulement à ce que le GURU constate que le disciple, du fait de certaines particularités de sa nature individuelle, peut être guidé plus efficacement par quelqu’un d’autre.
Nous n’en avons pas encore fini avec toutes les conceptions erronées qui ont cours dans certains milieux, et parmi lesquelles il en est une qui nous paraît particulièrement dangereuse ; il est de gens qui s’imaginent comme rattachés à telle forme par le seul fait que c’est celle à laquelle appartient leur GURU, ou du moins celui qu’ils se croient autorisés à regarder comme tel, sans qu’ils aient pour cela à rien faire d’autre ni à accomplir quelque rite que ce soit. Il devrait être bien évident que ce prétendu rattachement ne saurait aucune avoir une valeur effective, qu’il n’a même pas la moindre réalité ; il serait vraiment trop facile de se rattacher à une tradition sans autres conditions que celle-là, et on ne peut voir là que l’effet d’une méconnaissance complète de la nécessité de la pratique d’un exotérisme, qui, dans le cas d’une initiation relevant d’une tradition déterminée et non exclusivement ésotérique, ne peut naturellement être que cette même tradition (*). Ceux qui pensent ainsi se croient déjà passés au-delà de toutes les formes, mais leur n’en est encore que plus grande, car le besoin même qu’ils éprouvent de recourir à un GURU est une preuve suffisante qu’ils n’en sont pas encore là (**) ; que le GURU lui-même y soit parvenu ou non, cela ne change rien en ce qui concerne les disciples et ne les regarde même en aucune façon. Ce qui est plus étonnant, il faut bien le dire, c’est qu’il puisse y avoir un GURU qui accepte des disciples dans de semblables conditions, et sans avoir au préalable rectifié chez eux cette erreur ; cela même serait de nature de causer de sérieux doutes sur la réalité de sa qualité spirituelle.
(*) Nous prenons ici le mot « exotérisme » dans son acception la plus large, pour désigner la partie d’une tradition qui s’adresse à tous indistinctement et qui, et qui constitue la base normale et nécessaire de toute initiation correspondante.
(**) Il y a même ici quelque chose de contradictoire, car, s’ils avaient pu réellement arriver à ce point avant d’avoir un GURU, ce serait assurément la meilleure preuve que celui-ci n’est pas indispensable comme ils l’affirment d’autre part.
En effet, tout véritable Maître spirituel doit exercer sa fonction en conformité avec une tradition déterminée ; quand il n’en est pas ainsi, c’est là une des marques qui permettent le plus facilement de reconnaître qu’on n’a affaire qu’à un faux Maître spirituel, qui d’ailleurs, dans certains cas, peut très bien n’être pas de mauvaise foi, mais s’illusionner lui-même par ignorance des conditions réelles de l’initiation ; nous nous sommes déjà suffisamment expliqué là-dessus pour qu’il ne soit pas utile d’y insister davantage. Il importe d’ailleurs, car il faut prévoir toutes les objections de faire une distinction très nette entre ce cas et celui où il peut arriver que, accidentellement en quelque sorte, et en dehors de sa fonction traditionnelle, un Maître spirituel donne non seulement des éclaircissements d’ordre doctrinal, ce qui ne saurait soulever de difficulté, mais aussi certains conseils d’un caractère plus pratique à des personnes n’appartenant pas à sa propre tradition ; il doit être bien entendu qu’il ne peut s’agir alors que de simples conseils, qui, tout comme ceux qui pourraient venir de quelqu’un d’autre, tirent leur valeur de connaissance que celui qui les donne possède en tant qu’individu humain, et non pas en tant que représentant d’une certaine tradition, et qui ne sauraient aucunement mettre, vis-à-vis de lui, celui qui les reçoit dans la situation d’un disciple au sens initiatique de ce mot.
Cela n’a évidemment rien de commun avec la prétention de conférer une initiation à des gens qui ne remplissent pas les conditions voulues pour la recevoir valablement, conditions parmi lesquelles figure toujours nécessairement le rattachement régulier et effectif à la tradition à laquelle appartient la forme initiatique envisagée, avec toutes les observances rituelles qui y sont impliquées essentiellement ; et il faut dire nettement que, faute de ce rattachement, la relation qui unit les soi-disant à leur disciples à leur GURU, n’est elle-même, en tant que lien initiatique, qu’une illusion pure et simple.
René Guénon, Initiation et réalisation spirituelle, chap. XXIV : Sur le rôle du GURU, p. 171 – 176
yogaesoteric
2 avril 2018