Corruption dans les systèmes de santé du monde entier — Un secret de polichinelle (1)
par Patricia J. Garcia – The Lancet
La corruption fait partie intégrante des systèmes de santé. Tout au long de ma vie de scientifique, de professionnel de la santé publique et de ministre de la santé, j’ai pu constater que la malhonnêteté et la fraude étaient bien ancrées. Mais bien qu’elle soit l’un des principaux obstacles à la mise en place d’une couverture médicale universelle dans le monde entier, la corruption est rarement évoquée publiquement.
J’expose dans cet article l’ampleur du problème de la corruption, ses origines et son actualité. J’expose également les craintes des populations à ce sujet, ce qu’il faut faire pour lutter contre, et les responsabilités des milieux universitaires et de la recherche dans tous les pays, quel que soit leur niveau de développement économique. Les décideurs politiques, les scientifiques et les bailleurs de fonds doivent considérer la corruption comme un domaine de recherche majeur, de la même manière que nous le faisons pour les maladies. Si nous voulons réellement atteindre les objectifs de développement durable et garantir une vie saine pour tous, la corruption dans le domaine de la santé mondiale ne doit plus être un secret de polichinelle.
Introduction
J’ai entendu tant de gens dans le monde entier dire que nous vivons une époque extraordinaire dans l’histoire de la santé publique, et je suis en quelque sorte d’accord. Chaque jour, de nouvelles technologies sont mises à disposition pour lutter contre les maladies et améliorer les conditions de vie, et nous réalisons en permanence de nombreux essais randomisés sophistiqués pour vérifier si une intervention ou un nouveau médicament fonctionne. Il s’agit en effet d’un moment clé de l’histoire. Cependant, toutes ces percées incroyables ne signifieront pas grand-chose si elles ne fonctionnent pas dans le monde réel et si nous ne pouvons pas atteindre tout le monde. Nous parlons de planification minutieuse, de mise en œuvre, d’engagement et de leadership pour que les choses fonctionnent dans les systèmes de santé, mais nous ne parlons pas du principal défi auquel nous sommes confrontés dans le domaine de la santé — la corruption mondiale.1, 2
Je tiens à préciser ici que j’utilise le terme de santé mondiale pour désigner la santé des populations dans le contexte mondial, et non pas — comme beaucoup le font (à tort, je pense) — les investissements d’organisations, de fondations et de pays à hauts revenus dans des efforts visant à relever les défis de santé et de développement dans les pays moins développés économiquement, généralement dans l’hémisphère sud.
J’aimerais plaider en faveur de la nécessité pour les scientifiques et les universitaires de la communauté mondiale de développer et tester de nouveaux modèles qui pourraient fonctionner pour lutter contre la corruption dans le domaine de la santé mondiale, et pour les bailleurs de fonds de soutenir cet effort. Cette tâche est urgente ; la corruption est la plus grande menace pour l’avenir de la santé dans le monde.
La principale information en ce qui me concerne tient en ce que je ne suis pas du tout expert en la matière, sauf qu’en tant que personne originaire d’un pays à revenu moyen d’Amérique latine, j’ai vécu toute ma vie entourée de corruption, qui était considérée par beaucoup comme le statu quo ou même comme un mécanisme d’adaptation. J’ai entendu des gens dans mon pays et des collègues du Nord — par lequel je fais référence aux pays à revenus élevés de l’hémisphère nord — utiliser des termes tels que « corruption de survie », pour essayer de justifier des situations injustifiables. En tant qu’étudiante en médecine, il y a trente ans, j’ai vu la corruption liée aux pratiques des fournisseurs, aux équipements, aux médicaments et ainsi de suite, mais comme à cette époque les ressources étaient rares, il n’y avait pas grand-chose à voler. Cependant, lorsque je suis devenu ministre péruvien de la Santé en 2016, j’ai réalisé l’ampleur du problème, surtout en raison du fait que les ressources sont aujourd’hui plus que jamais disponibles. Plus il y a d’argent, plus il y a de corruption. La disponibilité de l’aide étrangère pour la santé a également alimenté la corruption au niveau mondial.
J’ai vu comment — pour faire avancer une stratégie ou achever une mise en œuvre — il était considéré comme acceptable, bien que parfois étrange — selon les termes des bailleurs de fonds — , de payer un supplément pour des activités qui faisaient partie du travail des prestataires ou de négliger simplement des choses qui étaient inconfortables.3 Un exemple est la rémunération des prestataires de soins de santé pour qu’ils assistent à des séances de formation — la formation ne fait-elle pas partie de leur travail et ne représente-t-elle pas un avantage ? Eh bien, c’était le cas dans mon pays, mais pour plusieurs programmes de santé mondiaux, payer les travailleurs de la santé pour qu’ils assistent à une session de formation est devenu coutumier et a engendré un insoutenable cercle de corruption. Cette pratique a conduit à une situation dans laquelle les travailleurs de la santé participant à la formation n’étaient pas ceux qui avaient besoin de la formation, mais ceux qui étaient choisis pour bénéficier d’avantages. Pour les experts en santé mondiale qui affirment qu’il est important d’identifier si la corruption est ou n’est pas un obstacle au succès ou à la mise en œuvre d’un programme de santé mondiale4, 5, je soutiendrai que la corruption est toujours un problème, même si le programme semble être une réussite. La corruption représente un facteur de coût non négligeable qui affecte la durabilité et l’efficacité d’un programme, et la possibilité pour un pays de sortir d’une dépendance à l’égard des autres.
Cette situation illustre la réalité d’aujourd’hui. Maintenant que nous disposons de plus de ressources que jamais au niveau mondial, le monde entier est en proie à la corruption, mais nous ne parlons pas de ce problème ni ne l’affrontons. La corruption est un secret de polichinelle connu dans le monde entier, il est systémique et se propage6. Plus des deux tiers des pays sont considérés comme endémiquement corrompus selon Transparency International7. Bien que la perception de la corruption dans le secteur de la santé varie d’un pays à l’autre, dans l’ensemble, ce secteur est perçu de manière très négative8. La corruption touche les pauvres et les plus vulnérables, et la corruption dans le secteur de la santé est plus dangereuse que dans tout autre secteur car elle est littéralement mortelle9, 10. La corruption viole les droits des individus et des communautés11. Lorsque la corruption est liée à la santé, les systèmes de santé, les individus et les résultats en matière de santé sont profondément affectés12. On estime que, chaque année, la corruption prend la vie d’au moins 140.000 enfants13, aggrave la résistance aux antimicrobiens et sape tous nos efforts pour contrôler les maladies transmissibles et non transmissibles14, 15. La corruption est une pandémie ignorée16.
Comment la corruption a commencé et s’est répandue
Bien qu’il n’existe pas de définition unique, complète et universellement reconnue de la corruption, celle-ci est clairement « l’abus d’un pouvoir confié à des fins de profit privé »17. La corruption existe depuis longtemps, probablement depuis que les structures sociales humaines existent18. Certaines théories suggèrent que dans le développement des structures sociales, il existe des différences claires quant à ce qui s’est produit dans les nations du nord par rapport à celles du sud, ce qui pourrait expliquer l’endémicité et les niveaux de corruption plus élevés dans ces dernières. Les gouvernements du nord ont été créés pour servir les citoyens alors que dans le sud, les colonies ont été structurées pour exploiter les ressources et les populations. Plus tard, lorsque les nations colonisées ont acquis leur indépendance, les structures sociales qui maintenaient ces pratiques coloniales ont continué à profiter aux nouveaux individus occupant les places de pouvoir18, 19, 20.
Au cours des trente à quarante dernières années, la corruption a augmenté de façon significative et, depuis le début des années 1990, elle fait l’objet d’une plus grande attention21. Certaines explications sur la propagation et la croissance de la corruption sont liées aux profonds changements intervenus après la Deuxième Guerre mondiale et pendant la Guerre froide6, 21. Après la Deuxième Guerre mondiale et une très courte période de reconstruction, les pays européens qui s’étaient accaparé une grande partie du monde ont essentiellement désoccupé ces territoires, entraînant l’émergence de nouveaux pays. Un phénomène similaire s’est produit à la toute fin des années 80 et au début des années 90, avec la fin de la Guerre froide. Les nouveaux pays créés après l’éclatement de l’Union soviétique disposaient d’institutions inexpérimentées et d’un personnel ne disposant pas de connaissances ou d’une expérience suffisantes. Ces institutions étaient faibles et vulnérables à l’exploitation, aux abus, aux mauvais usages et à la corruption22. Parallèlement, les marchés mondiaux ont commencé à développer un éventail plus large de relations commerciales et d’échanges. Bien que les entreprises nord-américaines et européennes n’avaient pas encore expérimenté le fonctionnement des entreprises au sein de ces nouvelles régions, elles ont cherché des moyens rapides et pratiques d’interagir avec ces nouveaux territoires, ce qui a malheureusement contribué à engraisser les rouages de la corruption. De telles pratiques se répandent comme un virus, et la corruption devient le moyen de faciliter les interactions. Dans les pays à régime autoritaire, où les gens ordinaires n’avaient que très peu de pouvoir, la corruption a trouvé un espace pour s’épanouir23. Dans notre monde globalisé, nous devons reconnaître le rôle des pays développés en tant que source des problèmes de corruption dans les pays en développement. Nous devons également reconnaître l’existence de corrompus et de corrupteurs, et la nécessité de travailler ensemble à la recherche d’une solution à ce problème mondial.
La corruption dans le domaine de la santé
Le domaine de la santé est un secteur attrayant pour la corruption25 et elle peut être observée dans toutes les sociétés. Cependant, comme elle est influencée par des facteurs organisationnels, son ampleur observée dans un secteur en particulier, y compris celui de la santé, est liée à la société dans laquelle ce secteur intervient. Dans les sociétés où l’État de droit est moins respecté, où la transparence est réduite et où les mécanismes de responsabilité sont plus limités, les systèmes de santé sont plus corrompus26.
La corruption menace tout effort visant à réformer le secteur public et à atteindre une couverture sanitaire universelle, ce qui affecte également les efforts déployés pour atteindre l’objectif de développement durable des Nations unies3, 27, 28, 29, 30. La corruption limite l’accès aux services de santé et affaiblit toutes les dimensions qui déterminent la bonne performance des systèmes de santé : équité, qualité, réactivité, efficacité et résilience, et affecte également les résultats et les vies15, 29, 31. Elle entraîne également la démotivation et l’épuisement des ressources humaines. C’est le « cancer de nos systèmes de santé »4.
On estime que le monde dépense plus de sept mille milliards de dollars pour les services de santé et qu’au moins dix à vingt-cinq pour cent des dépenses mondiales sont directement absorbées par la corruption, ce qui représente des centaines de milliards de dollars perdus chaque année15, 25, 32, 33. Ces milliards engloutis par la corruption dépassent les estimations de l’OMS concernant le montant nécessaire chaque année pour combler les lacunes en matière de couverture sanitaire universelle dans le monde d’ici 203034, 35. Cependant, le coût réel de la corruption pour les populations est impossible à quantifier étant donné qu’il peut en résulter une différence entre le bien-être et la maladie, et la vie et la mort.
Dans le domaine de la santé, la corruption est enracinée et systémique. Klitgaard et ses collègues36 soulignent que l’ampleur de la corruption dépend de trois variables : le monopole (M) sur la fourniture d’un bien ou d’un service, la discrétion (D) dont jouissent les fournisseurs et la responsabilité du fournisseur (A) envers les autres. Les auteurs montrent que le montant de la corruption (C) pourrait être exprimé comme suit C=M + D – A.
Cette équation montre que plus l’approvisionnement d’un bien ou d’un service est concentré, plus le pouvoir discrétionnaire de ceux qui le contrôlent est élevé, et plus faible leur responsabilité envers les autres ; par conséquent, le niveau de corruption n’en sera que plus élevé. Malheureusement, ce sont là les caractéristiques des systèmes de santé. La complexité du système, les dépenses publiques élevées, l’incertitude du marché, l’asymétrie de l’information et la présence de nombreux acteurs — les régulateurs, les payeurs, les prestataires, les consommateurs et les fournisseurs — interagissent à différents niveaux, ce qui accroît sensiblement la corruption29, 37. En outre, les dépenses mondiales de santé sont en hausse en raison du vieillissement croissant de la population, des maladies chroniques et plus complexes, de la pression exercée pour acquérir des équipements de haute technologie et coûteux, et d’un nombre croissant de médicaments onéreux poussés par de puissants vendeurs transnationaux dans un monde interconnecté, autant de facteurs qui exercent une pression sociale sur les gouvernements et attirent davantage de corruption33.
Les différents types de corruption dans le domaine de la santé
La corruption dans le domaine de la santé se décline dans une large gamme, qui va de la petite corruption à la corruption nationale, voire multinationale10. Elle se présente sous différentes formes, telles que la corruption, l’extorsion, le vol, le détournement de fonds, le népotisme et l’abus d’influence38. Elle apparaît à différents points du système : dans la prestation de services par le personnel médical et les autres travailleurs de la santé, dans l’achat, la distribution et l’utilisation d’équipements, de médicaments et de matériels, dans la réglementation de la qualité des produits et des services, dans l’embauche de ressources humaines et dans la construction d’installations37.
(à suivre)
Références
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Lisez la deuxieme partie de cet article
yogaesoteric
15 juillet 2020