Les expériences au seuil de la mort (3)
Par Alain Moreau
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c) La crise temporale :
Dans l’épilepsie temporale, écrit Jean-Pierre Jourdan, les hallucinations sont « souvent stéréotypées et moins complexes que ce qui est perçu dans les NDE ».
« Les crises auditives provoquent la perception de bourdonnements et de bruits divers, parfois perçus au début des NDE (mais dans lesquelles ils ne sont pas anxiogènes). Les perceptions de voix sont stéréotypées. Les troubles de l’image du corps sont variés, alors que dans la NDE le corps est soit non perçu, soit perçu de manière non déformée. Dans les crises uncinées, on trouve un ‘état de rêve’ avec une impression d’irréalité, le plus souvent dominée par un sentiment d’angoisse, avec parfois des phénomènes de mémoire panoramique. Les hallucinations, bien perçues comme telles, sont critiquées a posteriori par les patients, alors que la NDE est vécue comme parfaitement réelle, avec un sentiment de paix et de détachement. Autre différence, et de taille, la NDE ne se termine jamais par une crise comitiale ».
Noyes et Kletti ont avancé l’hypothèse que certains aspects des NDE, comme le bilan panoramique de la vie, peuvent s’expliquer par des décharges de neurones, de type épileptique, dans le lobe temporal. On retrouve ce genre d’interprétation chez Michael Persinger, un spécialiste canadien du cerveau. En soumettant le cerveau d’individus à des impulsions électromagnétiques, il est parvenu, dit-il, à déclencher chez eux des expériences de mort imminente. Or, le docteur M. C. Walker, membre d’un groupe de recherche sur l’épilepsie, « rappelle notamment que la stimulation cérébrale, si elle provoque des contractions musculaires, des illusions optiques ou des troubles émotionnels, n’a en revanche jamais induit des hallucinations complexes et durables ». Et Walker d’ajouter que le syndrome épileptique s’accompagne toujours de nausées, d’étourdissements et de palpitations. Or, les sujets relatant une expérience extracorporelle « n’ont jamais ressenti ces troubles, ni avant ni pendant leur voyage ».
Raymond Moody et Michael Sabom ont trouvé l’interprétation de Noyes et Kletti incapable d’expliquer la série complète des NDE. Dans les années 1950, le docteur Wilder Penfield avait stimulé électriquement diverses zones des lobes pariétaux et temporaux du cerveau. Mais, contrairement à ce que déclare un professeur de neurologie cité par Michael Sabom, il existe des différences fondamentales entre la « crise psychique » induite par de telles stimulations et une NDE. Michael Sabom énumère celles-ci :
« 1) Dans la crise psychique, la perception de l’environnement immédiat est souvent déformée, alors qu’elle n’est pas perturbée lors de l’expérience de nos sujets ; 2) l’émotion typique d’une crise psychique est la peur, la tristesse et la solitude, alors que de l’autre côté nous voyons paix, calme et joie ; 3) les sens du goût et du toucher, typiquement présents lors de nombreuses crises psychiques, sont absents chez nos patients ; 4) la reviviscence d’évènements de la vie passée implique, lors d’une crise psychique, un événement banal, pris au hasard, sans signification particulière, mais lors d’une expérience aux frontières de la mort elle consiste en une succession rapide d’événements multiples et chargés de sens ; 5) le télescopage des idées n’apparaît que dans la crise psychique. Nous voyons donc que la description classique, par Penfield et d’autres, d’une crise psychique ou temporale, ne s’applique pas à l’expérience aux frontières de la mort. »
Il convient cependant de mentionner ici les travaux du pédiatre américain Melvin Morse. Celui-ci eut une discussion avec Art Ward, ex-président du département de neurochirurgie de l’Université de Washington, qui lui précisa qu’un patient étudié par Wilder Penfield avait vécu tous les traits d’une NDE (impression de quitter le corps, perception du tunnel…). Chez les patients concernés, la zone stimulée se situait dans le lobe temporal droit. L’excitation électrique des environs immédiats de la scissure de Sylvius avait produit des « visions divines », des auditions musicales, des rencontres d’amis et de parents décédés, et des visions panoramiques de la vie passée.
Melvin Morse n’omet cependant pas de rappeler les travaux de Michaël Sabom (cardiologue d’Atlanta) relatifs notamment aux témoignages de rescapés NDE qui avaient correctement décrit le déroulement d’une réanimation, en comparaison des descriptions fournies par des malades qui n’avaient pas eu de NDE mais qui avaient en principe été informés d’une telle procédure. Vingt-trois des vingt-cinq membres du groupe de contrôle commirent des erreurs majeures dans leur description des procédures de réanimation, « alors que les trente-deux patients réellement parvenus aux frontières de la mort avaient dépeint les gestes des médecins avec une parfaite précision ; on pouvait en déduire que ceux-là avaient bel et bien contemplé leur enveloppe charnelle de l’extérieur, ainsi qu’ils le prétendaient ». Ces patients en état critique avaient en effet affirmé être sortis de leur corps et avoir observé leur propre réanimation dans une salle des urgences ou au cours d’une opération chirurgicale. Melvin Morse cite le cas d’un enfant sorti du coma deux jours après être tombé d’un pont. Cet enfant se mit à décrire le sauvetage dans les moindres détails, sauvetage qu’il avait suivi alors qu’il se trouvait à l’extérieur du corps.
Il faut noter que Melvin Morse, bien qu’il fasse état d’une zone particulière du cerveau (le lobe temporal droit) qui serait à l’origine des NDE, n’en reconnaît pas moins que ces données anatomiques n’excluent pas la dimension spirituelle inhérente à ces expériences. Un groupe de neurologues chiliens a aussi abouti à la conclusion que ces expériences découlaient d’une activité neuronale localisée dans la scissure de Sylvius. Cependant, Melvin Morse se pose la question de savoir si la NDE marque les « prémices d’un voyage spirituel au terme duquel l’âme se branche sur une autre source d’énergie ». Il a abouti à la conclusion que la lumière perçue par les sujets est localisée à l’extérieur du corps.
En outre, le docteur Michael Schroeter, philosophe et neuropsychologue à l’Université de Heidelberg en Allemagne, « est l’un de ceux qui croient que le lobe temporal droit représente le point de convergence du cerveau, de l’esprit et de l’âme ». Le lobe temporal est considéré, écrit Melvin Morse, « comme un système récepteur nous permettant d’entendre des voix issues d’une source extérieure à notre corps et de percevoir une lumière qui vient à nous au seuil de la mort ».
d) La kétamine :
Philippe Chambon évoque la kétamine, laquelle passe pour provoquer une expérience mentale identique aux NDE. Celle-ci fut utilisée par des animateurs américains du mouvement psychédélique. Cependant, si les patients se sentaient séparés de leur corps et ne percevaient pas la douleur de l’opération, cette substance provoquait une dissociation de la personnalité. Il a été montré que la kétamine se fixait sur un récepteur particulier des neurones qui se trouve alors bloqué. Il est normalement activé par un neurotransmetteur, le glutamate. A haute dose, les effets du glutamate sont toxiques, et les « neurones récepteurs s’en protègent alors en empêchant le calcium d’entrer ». Selon Philippe Chambon, c’est peut-être cette réaction qui est à l’origine des NDE. Le fait qu’un anesthésiant provoquant des NDE, la kétamine, bloque de la même façon les récepteurs du glutamate, « tend à le prouver ».
Philippe Chambon se réfère en outre au même « arsenal » explicatif des NDE, que j’ai déjà critiqué, et qui fait intervenir les endorphines (présentées comme étant responsables de la félicité qui accompagne généralement l’expérience) et l’épilepsie temporale. Il se réfère à Susan Blackmore et à Michael Persinger. Il n’oublie pas d’évoquer le dysfonctionnement de l’hippocampe sous l’effet de la privation d’oxygène, du stress ou de la perte de sang, trouble pouvant provoquer une crise d’épilepsie avec souvenirs et impression de « déjà vu ». Il mentionne l’interprétation de Susan Blackmore concernant la perception de la lumière, selon laquelle cette sensation serait due à un trouble du système visuel à la suite d’une privation d’oxygène ou de perturbations neurochimiques : les perceptions seraient engendrées par le cortex lui-même qui fonctionnerait en « roue libre », sans référence à des stimuli sensoriels. Philippe Chambon conclut que la plupart des aspects des NDE trouvent des explications physiologiques raisonnables, conclusion avec laquelle je ne suis évidemment pas d’accord.
Dans son premier livre, Raymond Moody avait évoqué la kétamine (ou cyclohexanone) et avait noté que les visions attribuées à la drogue demeuraient toujours extrêmement vagues, les scenarii variant par ailleurs considérablement entre eux et se différenciant par conséquent des « vraies » expériences de mort. En outre, note Raymond Moody, « dans de nombreux cas aucun médicament d’aucune sorte n’avait été administré avant l’expérience, et guère davantage après coup ». Bien des sujets, écrit-il, « ont au contraire tenu à mettre l’accent sur le fait que leur expérience avait eu lieu avant l’intervention d’une drogue quelconque, et parfois bien avant d’avoir obtenu des soins médicaux ». Dans ces conditions, comment la kétamine aurait pu déclencher une NDE alors que cet anesthésique n’a pas été utilisé ?
Quant à la sécrétion d’endorphines et à l’épilepsie temporale, nous avons déjà vu ce qu’il fallait en penser : elles ne sont pas impliquées dans les NDE.
Jean-Pierre Jourdan a évoqué l’hypothèse du Néo-Zélandais K. L. R. Jansen. La kétamine agit (en particulier au niveau du néocortex, du thalamus et de l’hippocampe) en se fixant sur les récepteurs de type NMDA (N Methyl D Aspartate), la « clef » physiologique du récepteur NMDA étant le L-glutamate, un acide aminé neurotransmetteur. Si le L-glutamate est libéré en trop grande quantité, il devient toxique, et l’anoxie est l’une des causes principales de libération excessive de L-glutamate. La kétamine interdit l’accès des récepteurs NMDA au L-glutamate, ce qui a pour effet de protéger le système nerveux contre l’anoxie. Des ligands endogènes (des « clefs » fabriquées dans le cerveau), appelés alpha et bêta-endopsychosines, se fixent sur les récepteurs NMDA comme le fait la kétamine, et Jansen suppose que ces substances, en cas de manque d’oxygène, pourraient « être libérées dans un but de neuro-protection et participer à la genèse de la NDE, expliquant la similarité de ce qui est vécu sous kétamine ».
Les neurones possédant des récepteurs-NMDA sont le siège d’un phénomène appelé potentialisation à long terme : si « une seconde stimulation par le L-glutamate survient alors que le neurone est encore dépolarisé, celle-ci provoque une entrée d’ions calcium dans la cellule qui la dépolarise de façon durable (jusqu’à plusieurs jours, parfois définitivement) ».
« La kétamine, et peut-être les endopsychosines, empêchent la survenue de ce phénomène, suggérant pour Jansen que, la porte étant fermée aux stimuli extérieurs, de nombreux souvenirs anciens puissent revenir au premier plan. Cela donne une explication élégante à l’afflux de souvenirs constituant la “ revue de vie ”, mais ne s’applique qu’aux cas où il y a anoxie et semble en contradiction avec la qualité exceptionnelle de la mémorisation de ce type d’expérience. D’autre part, le fait que la kétamine, et donc probablement aussi les endopsychosines, semblent isoler certaines parties du cerveau en bloquant le passage de l’influx nerveux provenant des organes des sens, conjugué au fait que la conscience peut, dans de telles circonstances, non seulement persister, mais aussi recueillir des informations et les mémoriser, ne manque pas d’intérêt et pose un certain nombre de questions qui restent pour l’instant sans réponses… ». (J.-P. Jourdan)
Il y a cependant une autre façon d’envisager le rôle éventuel de la kétamine dans certains cas de NDE. Il faut se référer ici au modèle d’explication neurophysiologique proposé par Melvin Morse, D. J. Venecia et J. Milstein (1989). Partant de l’idée que le LSD, la kétamine et l’hypercapnie peuvent induire certaines caractéristiques des NDE, cette hypothèse suppose l’action de certains neuromédiateurs, et en particulier la sérotonine. Jean-Pierre Jourdan mentionne les données suivantes :
– Des expériences de stimulation électrique dans le lobe temporal (W. Penfield, 1955) ont provoqué des sensations de type NDE : sensation de décorporation, audition de musiques « célestes », mémoire panoramique, visions mystiques…
– Les zones du cerveau (système limbique, hippocampe, amygdale) assurant le traitement et la redistribution de l’information sont directement reliées au lobe temporal, en particulier par des neurones dont le neurotransmetteur est la sérotonine…
– Le LSD agit sur le système monoaminergique (en particulier sérotoninergique).
Des perturbations « de la transmission au niveau des noyaux du système limbique seraient responsables, en désinhibant certains neurones cibles du lobe temporal, des perceptions caractéristiques que W. Penfield a provoquées par stimulation directe ». Les auteurs supposent que la kétamine agit selon les mêmes principes, « et pour eux l’hypercapnie agirait directement au niveau du lobe temporal ». Ils supposent que, « dans une situation critique mettant la vie en jeu, conjuguée à une hypercapnie qu’ils supposent associée à toute situation de mort imminente, des perturbations des voies sérotoninergiques puissent, en stimulant les zones découvertes par Penfield, provoquer en particulier la décorporation et les hallucinations qui sont décrites dans les NDE ». Ils reconnaissent cependant « que tout cela n’est qu’une hypothèse spéculative, la seule chose qui semble bien établie étant l’existence, au niveau du cerveau, de zones spécifiques pouvant déclencher une décorporation ». Et ils « reconnaissent explicitement que tout se passe comme si cette zone servait à provoquer la libération de la conscience au moment de la mort ».
N’oublions pas, cependant, que l’hypercapnie ou l’utilisation d’anesthésiques comme la kétamine sont absentes dans de nombreux cas de NDE.
Lisez la quatrième partie de cet article
yogaesoteric
28 septembre 2019